« L’histoire est tragique »

L’histoire est tragique.

Raymond Aron (1905-1983)


Ce qui manque à un biologiste mathématicien, à un honnête professeur, c’est le sens de l’histoire et du tragique.

Clausewitz, tome II, L’âge planétaire (1976)


Raymond Aron, l’émotion contenue (Le Monde)

Des intellectuels de gauche se mobilisent en faveur des boat people vietnamiens échappés de l’univers concentrationnaire. Le 26 juin 1979, ils vont chercher Sartre et Aron, les inconciliables, pour les emmener plaider la cause à l’Elysée. Aucun des deux ne se fait prier. « Aron était un peu plus ému que Sartre, se souvient André Glucksmann. Il était plus recueilli. Sartre, déjà aveugle, attachait moins d’importance à la rencontre. »

Ils réclament 3 000 visas au président Giscard d’Estaing. « Après avoir versé une larme », raconte Glucksmann, celui-ci daigne leur en concéder 1 000. Après quoi Sartre et Aron s’en vont côte à côte, comme ils étaient venus. Tels qu’en eux-mêmes. Retrouvant ce sentiment de l’urgence d’agir face à l’ébranlement du monde qui les avait unis au début des Temps modernes. Sartre s’est indigné. Et Aron a analysé l’affaire, le temps d’une phrase :

« Ils ont oublié que l’Histoire est tragique. »


Vous avez dit pourtant sur lui une phrase qui est devenue fameuse : « Le drame de Giscard c’est qu’il ne sait pas que l’histoire est tragique. »

R. A. — C’est vrai. J’ai écrit souvent que Giscard d’Estaing, qui est un homme très intelligent, très instruit, est en même temps un homme irénique, c’est un homme de la paix. Quand vous écoutez ses discours, vous avez toujours le sentiment que tout peut s’arranger par négociations, compromis, en étant raisonnable. À peu près jamais il ne donne le sentiment qu’il y a, dans le monde où nous sommes, des conflits probablement inexpiables, qu’il y a le risque, le danger des tragédies. En ce sens il est, par rapport au monde actuel, une espèce de paradoxe vivant. Il parle de décrispation. Même avec le parti communiste, il essaie de maintenir des relations détendues. Or le monde du XXè siècle, celui dans lequel nous vivons encore, est un monde de violences, de passions, de haines. Encore aujourd’hui, entre nous et le monde soviétique, il y a dans ce qui nous oppose quelque chose qui touche à l’essentiel. Mais, quand on écoutait le président de la République, on n’avait jamais le sentiment qu’il ressentait le côté tragique ou excessif des relations entre les pays ou entre les idées.

Le spectateur engagé (1981)


L’histoire de l’humanité est jonchée de cultures mortes, parfois même évanouies de la mémoire des vivants. L’histoire fut tragique pour les Indiens, pour les Incas, pour les Aztèques ? Qui en doute ? Elle piétine les cadavres des cultures aussi bien que ceux des hommes. Vers quoi va-t-elle ? […] Les événements du siècle ont dissipé nos illusions,: le progrès de la science ne garantit ni le progrès des hommes, ni celui des sociétés. Les horreurs des régimes hitlérien et stalinien, au rebours d’opinions courantes, nous arrachent à une forme grossière du progressisme. Nous savons que tout, y compris le pire, est possible, mais que le pire n’est pas moralement indiscernable du convenable.

[…] L’existence humaine est dialectique, c’est-à-dire dramatique puisqu’elle agit dans un monde incohérent, s’engage en dépit de la durée, recherche une vérité qui fuit, sans autre assurance qu’une science fragmentaire et une réflexion formelle.

[…] J’écrivis, il y a près d’un demi-siècle, que notre condition historique est dramatique. Faut-il dire dramatique ou tragique ? A certains égards, oui, tragique vaut mieux que dramatique. Tragique, la nécessité de fonder la sécurité sur la menace de bombardements nucléaires ; tragique, le choix entre l’accumulation d’armes classiques et la menace nucléaire ; tragique la destruction de vieilles cultures par la civilisation industrielle, mais la tragédie ne serait le dernier mot que si un aboutissement heureux, par-delà les tragédies, n’était même pas concevable. Je continue de juger concevable la fin heureuse, très au-delà de l’horizon politique, Idée de la Raison (au sens de Kant).

Mémoires (1983)