Ignace Semmelweis, martyr du lavage des mains

Ignace Philippe Semmelweis, martyr du lavage des mains (Le Figaro)

RÉCIT – Au milieu du XIXe siècle un obstétricien hongrois suggère que les étudiants se lavent les mains avant d’entrer en salle d’accouchement. Pour cette proposition, il est révoqué – Par Sébastien Lapaque

C’était déjà une affaire de lavage de mains. Mais l’établissement de la preuve scientifique a été impossible par son promoteur, tombé dans la folie après avoir été chassé à deux reprises de l’hôpital général de Vienne, une première fois en 1846 et une seconde en 1849. Médecin et martyr, l’obstétricien hongrois Ignace Philippe Semmelweis, est mort près de Vienne, le 13 août 1865, sans avoir pu établir la théorie des infections microbiennes dont il avait cependant eu l’intuition.

C’est une histoire à laquelle on a du mal à croire aujourd’hui. Elle n’a pourtant rien d’un roman et doit nous inviter à une grande humilité face aux découvertes scientifiques fondées sur des théories partiellement modélisées: milieu du XIXe siècle, dans l’Empire austro-hongrois, un médecin obstétricien a été rejeté par ses confrères et banni des maternités parce qu’il exigeait du personnel qu’il se lave les mains avant les interventions et qu’il nettoie avec soin les instruments utilisés.

Philippe Ignace Semmelweis a énoncé les principes élémentaires de l’asepsie — la lutte contre l’introduction de microbes dans l’organisme —, après avoir eu l’intuition expérimentale du caractère infectieux de la fièvre puerpérale, cette façon de septicémie à l’origine d’une véritable hécatombe de parturientes dans les maternités européennes des XVIIIe et XIXe siècles. En 1846, à l’hospice général de Vienne, où officiait le médecin hongrois, la maternité avait été dédoublée en raison du nombre important d’inscrits. Les étudiants en médecine travaillaient sous la direction du Pr Klin dans le premier pavillon d’accouchement et les élèves sages-femmes sous celle du Pr Bartch dans le deuxième. Assistant de Klin, Semmelweis a vérifié dès son arrivée ce que tout le monde savait à Vienne: «On meurt plus chez Klin que chez Bartch.»

Une intuition devenue obsession

Semmelweis n’adhérait pas à la théorie de la génération spontanée. Il n’acceptait que la leçon des faits. À Vienne, les femmes qui accouchaient chez elles étaient moins exposées à la fièvre puerpérale que celles qui accouchaient à la maternité ; même dans la solitude et le froid des rues au cœur de l’hiver, les dangers étaient moindres. Autorisé à faire des recherches, Semmelweis a suggéré que les sages-femmes du second pavillon soient échangées avec les étudiants du premier. Très vite, chacun a constaté que, désormais, on mourrait moins chez Klin. Et Bartch terrifié a réclamé le retour de ses élèves sages-femmes. Semmelweis a compris que le problème était à chercher du côté des apprentis médecins. Il n’en démordait pas: l’œil pointé sur les étudiants, il a senti qu’il existait un lien entre les accidents mortels causés par les coupures cadavériques lors des dissections et la mort des femmes en couches.

Même si aucun instrument ne lui permettait alors d’observer les substances microscopiques qu’il accusait, il a suggéré que les étudiants se lavent les mains avant de rentrer en salle d’accouchement. Il était cependant incapable de proposer une théorie. Le 20 octobre 1846, il a été révoqué. Dès lors, son intuition est devenue une obsession. En mars 1847, la mort de son ami le Dr Kolletschka, décédé d’une infection généralisée après avoir été blessé au doigt par un étudiant au cours d’une dissection, a éclairé Semmelweis de manière définitive. «La notion d’identité de ce mal avec l’infection puerpérale dont mouraient les accouchées s’imposa si brusquement à mon esprit, avec une clarté si éblouissante, que je cessai de chercher ailleurs depuis lors. Phlébite… lymphangite… péritonite… pleurésie… péricardite… méningite… tout y était!» Il avait compris que l’origine de la mort était à chercher du côté des exsudats cadavériques souillant les doigts des élèves au sortir des salles d’autopsie. Mais, au milieu du XIXe siècle, ces particules étaient encore invisibles au microscope. Seule leur odeur fétide pouvait laisser deviner leur présence.

«Toucher les microbes sans les voir»

Le malheur de l’obstétricien hongrois a été de «toucher les microbes sans les voir», s’est souvenu Louis Destouches dans sa thèse de doctorat consacrée à Semmelweis soutenue à la faculté de médecine de Paris en 1924. Âgé de 30 ans, le jeune médecin entré dans la carrière en 1920 n’était pas encore connu en littérature sous le nom de Louis-Ferdinand Céline. Il faudrait attendre 1932 pour que paraisse Voyage au bout de la nuit. En 1936, l’année de Mort à crédit, Céline a publié une version à peine retouchée de sa thèse sous le titre La Vie et l’œuvre de Philippe Ignace Semmelweis (1818-1865) chez Denoël.

Une manière pour l’écrivain d’assurer à ce texte son statut d’œuvre littéraire à part entière. De fait, la thèse de médecine de Céline * est un texte d’écrivain, pleine de fulgurances propres aux grands imaginatifs, de traits de moralistes et d’élucubrations paranoïdes. La suite de vivants tableaux avec laquelle l’écrivain évoque son héros donne une idée juste du supplice du père de l’antisepsie moderne. Enfant de Rabelais par sa verve de carabin, le jeune médecin prend la suite de Molière lorsqu’il évoque «la fatalité lugubre» des mandarins viennois. «Hypocritement, dans l’ombre indifférente, ils ont pactisé avec la Mort. Et si les plus savants se réveillent encore de temps en temps par des propos subtils, c’est qu’ils ont épuisé les petites ressources de leurs petits talents, et comme ils n’arrivent jamais à rien ils retournent bientôt dans la ronde officielle. La fièvre des accouchées! Divinité terrible! Détestable! mais tellement habituelle!»

Le Semmelweis de Céline est ainsi un livre qui appartient à la fois à l’histoire littéraire et à celle de la médecine. «C’est assez romancé mais génial», observe le microbiologiste Marc-André Selosse, professeur au Muséum d’histoire naturelle de Paris, auteur de Jamais seuls. Ces microbes qui construisent les plantes, les animaux et les civilisations (Actes Sud, 2017). «La vraie histoire de Semmelweis nous raconte les limites du système universitaire en médecine, trop souvent éloigné de la recherche en biologie.» Voilà pour l’aspect scientifique et médical. La passion avec laquelle Céline a composé le panégyrique de Semmelweis autorise à se demander si les folies et les phobies du Céline raciste et antisémite des années 1930 et 1940 se laissent pressentir dans l’obsession hygiéniste qui s’exprime dans sa thèse.

«Je parlerais plutôt de la formation d’un imaginaire hygiéniste dont les champs d’application sont fort divers, allant de la critique de la grande ville cosmopolite aux pamphlets antijuifs de 1937-1938, qui appellent à une “déjudaïsation” efficace», répond Pierre-André Taguieff, auteur de Céline, la race, le Juif (Fayard, 2017). Cet imaginaire hygiéniste s’inscrit dans une vision du monde où il s’entrecroise avec le racisme biologique, l’eugénisme et le darwinisme social. Pour Céline, «le Juif» incarne une formidable puissance d’«infection», terme médical qui vient tout naturellement sous la plume du médecin hygiéniste dans L’École des cadavres. La véritable solution de la «question juive» passe dès lors par plusieurs opérations: «désinfecter», «stériliser», «sélectionner» et «extirper». Il s’agit de pratiquer désormais le racisme antijuif en hygiéniste et en «chirurgien».

De la méconnaissance à la méfiance

On aurait tort de croire que toutes ces histoires appartiennent au passé. Car l’homme du XXIe siècle n’en a pas fini avec les microbes et les peurs ambiguës qu’ils véhiculent. De Semmelweis se battant pour le lavage des mains à l’hôpital de Vienne en 1846 à Pasteur établissant la vie microbienne vingt ans plus tard à Paris, on est passé de la méconnaissance à la méfiance, sans mesurer le danger qu’il y avait à toujours tout vouloir stériliser, ainsi que l’observe Marc-André Selosse. «On découvre aujourd’hui que certains microbes, qui forment le microbiote, ont un rôle dans notre santé: ils défendent notre organisme contre les maladies, régulent notre métabolisme et nous aident à digérer. Pasteur considérait d’ailleurs lui-même que si l’on privait un animal de tout microbe, “la vie, dans ces conditions, deviendrait impossible”. Cependant ses successeurs engrangèrent les avantages de la stérilisation: l’humanité échappa grâce à cela aux maladies contagieuses qui la décimaient. Mais au passage, nous avons éliminé le microbiote qui fait notre santé: il s’est appauvri et les maladies modernes commencèrent à devenir épidémiques. Obésité, diabète, asthmes et allergies, autisme…: ces maladies qui affectent 20 % des Européens sont en partie dues à une perte de diversité du microbiote, liée à une stérilisation excessive. L’équilibre est délicat à trouver: les gels hydroalcooliques détruisent les microbes protecteurs de la peau en temps normal, mais c’est un détail en période d’épidémie, par exemple de Covid-19, où il vaut mieux en utiliser.» Une mesure nouvelle reste à concevoir dans un monde devenu trop stérile.


Coronavirus : Ignace Semmelweis, génie incompris du lavage des mains (Le Point)

VIDÉO. Avant même la découverte des microbes, Ignace Semmelweis avait compris l’importance pour les médecins de se laver les mains, contre l’avis de ses confrères.

Il a vaincu la septicémie, pas les sceptiques. Alors qu’une importante pandémie de coronavirus se répand à toute vitesse dans le monde entier, Google se saisit aujourd’hui de la figure d’Ignace Semmelweis pour participer à la prise de conscience collective nécessaire à l’arrêt de sa propagation. Ce médecin hongrois, qui finira mort interné, après avoir sauvé des centaines de vies, avait découvert avant Pasteur les bienfaits de l’asepsie. Mais plus de 200 ans après sa naissance, force est de constater que la mise en œuvre de ses préceptes reste toujours imparfaite, selon l’OMS.

 

Entré au panthéon des chercheurs ayant eu raison trop tôt, aux côtés d’un Copernic ou d’un Mendel, Semmelweis s’attira en son temps les foudres de ses pairs… pour avoir tenté d’imposer la désinfection des mains avant la manipulation de parturientes. Le jeune médecin, né le 1er juillet 1818 à Budapest, intègre en 1848 le service obstétrique de l’Hôpital général de Vienne. Il est immédiatement frappé par la mortalité record des jeunes accouchées du pavillon où sont formés des étudiants : plus de 10 %, avec des pointes approchant les 40 %.

Or, dans le pavillon jumeau, où sont formées des sages-femmes, ce taux ne dépasse pas 3 %, un chiffre ordinaire à l’époque. « Cette disparité préoccupe énormément Semmelweis, qui commence une véritable étude épidémiologique », relève Bernhard Küenburg, président de la Société Semmelweis de Vienne. En mars 1847, il a le déclic quand un collègue meurt d’une septicémie contractée lors d’une autopsie : les cadavres recèlent, selon ses termes, des « particules » invisibles, mais potentiellement létales.

« À l’époque, les étudiants en médecine passaient directement d’une autopsie à un accouchement sans se désinfecter les mains », rappelle Bernhard Küenburg pour l’Agence France-Presse. Le simple savon ne suffisant pas, Semmelweis impose un lavage des mains de cinq minutes avec « ce qui existait de plus fort : le chlorure de chaux, une solution au demeurant très abrasive pour la peau ». Les résultats sont immédiats : le taux de mortalité tombe à 1,3 %, devenant même nul certains jours.

Semmelweis, génie trop brutal

C’est là que les ennuis de Semmelweis commencent. S’il recueille le soutien de certains confrères, le jeune médecin hongrois est vivement combattu par plusieurs pontes. En 1849, son contrat n’est pas renouvelé. « Les médecins se sont sentis agressés, car il a établi que c’étaient précisément eux qui transmettaient les germes », souligne Bernhard Küenburg, selon qui Semmelweis serait aujourd’hui « Prix Nobel ».

Mais un quart de siècle avant Pasteur et la découverte des microbes, le praticien ne peut pas démontrer formellement l’existence de ses « particules ». Pis, « plus il apporte des éléments de preuve, plus la résistance grandit ». Et le caractère emporté du médecin, qui n’hésite pas à qualifier ses confrères d’« assassins », n’arrange pas les choses. Son « grand défaut » est « d’être brutal en tout, et surtout pour lui-même », reconnaît l’écrivain français Louis-Ferdinand Céline, qui consacre une thèse de médecine enthousiaste à ce « génie » en 1924.

Incompris, Semmelweis développe des troubles mentaux et est finalement interné à Vienne, où il meurt dans des circonstances obscures en 1865, à 47 ans. Il ne sera réhabilité qu’à la fin du XIXe siècle, après que Pasteur, Koch ou encore Yersin eurent validé son intuition. Il fait figure aujourd’hui de père de l’asepsie et de l’épidémiologie hospitalière moderne.

« La revanche de Semmelweis »

Mais si la désinfection des mains à hôpital relève du bon sens, elle n’est toujours pas systématisée, déplore le Pr Didier Pittet, directeur de programme à l’Organisation mondiale de la santé (OMS). « Elle n’est pratiquée que dans 50 % des cas en moyenne, alors qu’elle pourrait éviter de 50 à 70 % des infections en milieu hospitalier », confie-t-il à l’Agence France-Presse. Alors, pourquoi les enseignements de Semmelweis ne sont-ils pas plus appliqués ? « La désinfection des mains avec une solution alcoolique est un acte simple et bon marché, avec un impact immédiat sur les taux d’infections », y compris pour des gènes multirésistants, relève Didier Pittet.

« Dans le monde, il y a vingt ans, la désinfection des mains n’était pratiquée qu’à 20 %. Aujourd’hui, le sujet est en train de devenir l’un des plus sexy de la littérature médicale », assure le professeur. « C’est un peu la revanche de Semmelweis. »

 



En ces temps de crise sanitaire, il est essentiel voire logique de se laver les mains régulièrement, mais cette pratique n’a pas toujours été considérée. Retour sur ce geste simple, qui a pourtant sauvé des vies.


Matières à penser : qui est Ignace Semmelweis ? (France Culture – 2016)