La raison humaine réduite à ses forces individuelles est parfaitement nulle non seulement pour la création, mais encore pour la conservation de toute association religieuse ou politique, parce qu’elle ne produit que des disputes et que l’homme pour se conduire n’a pas besoin de problèmes, mais de croyances.
Son berceau doit être environné de dogmes ; et, lorsque sa raison se réveille, il faut qu’il trouve toutes ses opinions faites, du moins sur tout ce qui a rapport à sa conduite.
Il n’y a rien de si important pour lui que les préjugés. Ne prenons point ce mot en mauvaise part. Il ne signifie point nécessairement des idées fausses, mais seulement, suivant la force du mot, des opinions quelconques adoptées avant tout examen.
Or ces sortes d’opinions sont le plus grand besoin de l’homme, les véritables éléments de son bonheur et le Palladium des empires. Sans elles, il ne peut y avoir ni culte, ni morale, ni gouvernement.
Il faut qu’il y ait une religion de l’État comme une politique de l’État ; ou plutôt, il faut que les dogmes religieux et politiques mêlés et confondus forment ensemble une raison universelle ou nationale assez forte pour réprimer les aberrations de la raison individuelle qui est de sa nature l’ennemie mortelle de toute association quelconque, parce qu’elle ne produit que des opinions divergentes.
Tous les peuples connus ont été heureux et puissants à mesure qu’ils ont obéi plus fidèlement à cette raison nationale qui n’est autre chose que l’anéantissement des dogmes individuels et le règne absolu et général des dogmes nationaux, c’est-à-dire des préjugés utiles.
Joseph de Maistre – Étude sur la souveraineté (1794)