Que Dieu est grand et saint ! et qu’on doit trembler quand on n’est pas fidèle à sa grâce ! Qu’il aime la simplicité d’un cœur qui se fie en lui et qui a horreur de soi-même ! car il faut aller jusqu’à l’horreur, quand on se connaît.
Nous ne pouvons souffrir le faux ni le travers de tant d’esprits : considérons le nôtre ; nous nous trouverons gâtés dans le principe.
Nous ne cherchons ni la raison ni le vrai en rien : mais après que nous avons choisi quelque chose par notre humeur, ou plutôt que nous nous y sommes laissé entraîner, nous trouvons des raisons pour appuyer notre choix.
Nous voulons nous persuader que nous faisons par modération ce que nous faisons par paresse. Nous appelons souvent retenue ce qui en effet est timidité ; ou courage ce qui est orgueil et présomption ; ou prudence et circonspection ce qui n’est qu’une basse complaisance. Enfin, nous ne songeons point à avoir véritablement une vertu ; mais ou à faire paraître aux autres que nous l’avons, ou à nous le persuader à nous-mêmes.
Lequel est le pis des deux? Je ne sais ; car les autres sont encore plus difficiles à contenter que nous-mêmes, et nous n’allons guère avant quand il n’y a que nous à tromper. Nous en avons trop bon marché, et l’hypocrisie qui veut contenter les autres se trouve obligée de prendre beaucoup plus sur soi.
Cependant c’est là notre but, et pourvu que, par quelques pratiques superficielles de vertu, nous puissions nous amuser nous-mêmes en disant : « Je fais bien, nous voilà contents » ; nous ne songeons pas que, si nous faisions quelque chose par vertu, ce même motif nous ferait tout fane ; au lieu que, ne prenant dans la vertu que ce qui nous plaît et laissant le reste qui ne s’accommode pas si bien à notre humeur, nous montrons que c’est notre humeur et non la vertu que nous suivons.
Comment donc soutiendrons-nous les yeux de Dieu? et le faux qui paraît en tout dans notre conduite, comment subsistera-t-il dans le règne de la vérité ?
Jacques-Bénigne Bossuet – Lettre au Maréchal de Bellefonds (1674)