Le repos, la détente, l’évasion, la distraction sont peut-être des « besoins » : mais ils ne définissent pas en eux-mêmes l’exigence propre du loisir, qui est la consommation du temps. Le temps libre, c’est peut-être toute l’activité ludique dont on le remplit, mais c’est d’abord la liberté de perdre son temps, de le « tuer » éventuellement, de le dépenser en pure perte.
C’est pourquoi dire que le loisir est « aliéné » parce qu’il n’est que le temps nécessaire à la reconstitution de la force de travail est insuffisant. L’aliénation du loisir est plus profonde : elle ne tient pas à sa subordination directe au temps de travail, elle est liée à L’IMPOSSIBILITÉ MÊME DE PERDRE SON TEMPS.
La véritable valeur d’usage du temps, celle qu’essaie désespérément de restituer le loisir, c’est d’être perdu. […] Dans notre système de production et de forces productives, on ne peut que gagner son temps : cette fatalité pèse sur le loisir comme sur le travail. On ne peut que « faire valoir » son temps, fût-ce en en faisant un usage spectaculairement vide.
Le temps libre des vacances reste la propriété privée du vacancier, un objet, un bien gagné par lui à la sueur de l’année, possédé par lui, dont il jouit comme de ses autres objets – et dont il ne saurait se dessaisir pour le donner, le sacrifier (comme on fait de l’objet dans le cadeau), pour le rendre à une disponibilité totale, à l’absence de temps qui serait la véritable liberté.
[…] Nous sommes à une époque où les hommes n’arriveront jamais à perdre assez de temps pour conjurer cette fatalité de passer leur vie à en gagner.
Jean Baudrillard – La société de consommation (1970)