François Thuillier a travaillé pendant trente ans dans les services de renseignement et de lutte contre le terrorisme, à tous les postes de responsabilité. Il décrit de façon concrète et détaillée la politique française antiterroriste de ces dernières années, et en critique les dérives : refonte des agences, fuite en avant technologique, logiques de surveillance, obsession de la « radicalisation »… Il dénonce l’abandon d’un modèle français qui avait fait ses preuves. Cest aussi le miroir politique dune société que lauteur nous tend, où des apprentis sorciers en quête daudience et de pouvoir dressent les Français les uns contre les autres. Pour tenter den sortir, il propose de raviver la flamme républicaine et universaliste, afin dallier efficacité et dignité, protection et respect.
Nouveau numéro de la saison 3 du podcast « Comprendre le monde » avec Pascal Boniface. Il reçoit aujourd’hui François Thuillier qui a exercé de nombreuses responsabilités dans le monde du renseignement et de la lutte antiterroriste. Auteur de l’ouvrage « La révolution antiterroriste » aux Éditions du Temps Présent.Le thème abordé cette semaine : « Les failles de l’antiterrorisme »
Terrorisme, islam et guerre des mots (La Croix)
Tribune – François Thuillier, chercheur associé auprès du Centre d’études sur les conflits, auteur de La révolution antiterroriste (éditions Temps Présent – Préface de Marc Sageman – novembre 2019).
En matière de terrorisme, les mots sont des armes. Ils structurent la pensée, définissent les formes, sanctifient les normes. La bataille se joue aussi sur ce terrain symbolique. Les organisations terroristes semblent l’avoir compris, ou tout au moins ceux qui parlent en leur nom l’ont-ils suffisamment intégré pour invoquer qui des dieux, qui des terres, qui des causes, qui justifieront aux yeux du grand nombre leur violence.
Propagande ennemie
Mais qu’en est-il de l’État ? De manière assez désarmante, on voit les divers représentants qui lui sont assimilés (élus, experts, magistrats, relais d’opinion) se précipiter derrière les micros pour reprendre les termes de l’opposant. En les écoutant, on reste stupéfaits d’assister à cette défaite si facilement concédée ; effarés de les voir benoîtement contempler la lune alors que, pour une fois, il fallait bien regarder le doigt ; confondus de les voir rejoindre complaisamment le terrain que l’adversaire a choisi – là où il se pense le plus fort – pour mieux nous affronter. Et chacun de reprendre à son compte les termes de « guerre sainte », de « djihad », d’attester de l’importance d’organisations qui ne tiennent que par leur nom, et de donner crédit à ce qui n’est que propagande ennemie.
Bannir le terme de « guerre »
Nous proposons d’essayer enfin de débattre de ces termes. Les organisations ont leur vocabulaire, ayons le nôtre. Veillons à bannir ce terme de « guerre » qui donne trop d’importance à ses acteurs et nous rend prisonniers d’un conflit que certes nous ne saurions perdre, mais que nous ne gagnerons jamais non plus. Le terrorisme apparaît justement quand les rites guerriers ont disparu. Et le droit de la guerre offre ici bien trop d’opportunités aux criminels qui nous font face.
Cessons peut-être d’utiliser les qualificatifs qui, d’une manière ou d’une autre, font référence à l’islam. Cessons d’agiter ces chiffons rouges au nez d’une jeunesse qui, comme toutes les jeunesses du monde, et après tout c’est bien là sa définition, ne demande qu’à s’enflammer. Cessons ces regards obliques vers une communauté musulmane totalement étrangère à ces agissements et aidons les hommes politiques qui en auraient besoin à assumer leurs responsabilités de préservation de la cohésion nationale et des principes républicains.
Il n’y a nul angélisme à cela. Il y a seulement le dessein d’isoler quelques tueurs du reste de la société et le simple respect de la vérité, puisqu’on sait maintenant que les déterminants du passage à l’acte terroriste ne sont pas liés à la foi mais à des facteurs plus prosaïques. Combien des nôtres ont-ils d’ailleurs aussi adoré se croire chrétiens à Constantinople, Montségur et à la Saint-Barthélemy ?
Soit nous continuons à donner crédit à la thèse d’un islam militant poussé à son point d’incandescence qui verserait quasi automatiquement dans le terrorisme, à l’idée d’un continuum entre une pratique orthodoxe et la chute dans la radicalisation, à la ségrégation communautaire et aux pulsions essentialistes, bref à un terrorisme propagé par des musulmans certes déviants, sanguinaires, intégristes, sectaires, illuminés, mais des musulmans avant tout.
Déconfessionnaliser ce crime
Soit nous décidons de contester leur lien avec la religion, de nier ce rôle d’avant-garde d’une Umma fantasmée, et de ramener leurs motivations uniquement à ce qu’en disent les sciences humaines et sociales. Les mots de l’islam sont un brouillard qui a réduit notre visibilité, et qu’il convient de dissiper. Et faire preuve de fermeté consisterait plutôt ici, comme ce fut le cas au XIXe avec la clause belge de l’attentat contre les anarchistes, à déconfessionnaliser ce crime afin de le ramener dans le sens commun.
Nous résignerions-nous à parler anglais à Bruxelles ou à l’ONU, la langue, les mots qu’on se choisit révèlent la prédisposition et la détermination avec laquelle on s’engage dans la discussion. De même dans la lutte antiterroriste. Cessons de prendre pour argent comptant les termes derrière lesquels se dissimulent les criminels. Et rappelons à ceux qui se laissent entraîner sur cette pente, par calcul politique ou par bêtise, que la laïcité nous empêche de toute façon de placer le combat à ce niveau et que le Code pénal se moque bien, pour l’instant en tout cas, de ces débats. Tout un espace sémantique est à reconquérir pour nous battre enfin sur notre terrain.
La révolution antiterroriste (Politique Etrangère)
Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver de Politique étrangère (n° 4/2019). Marc Hecker, rédacteur en chef de Politique étrangère et chercheur au Centre des études de sécurité de l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de François Thuillier, La Révolution antiterroriste (Temps présent, 2019, 256 pages).
François Thuillier a effectué une grande partie de sa carrière à la Direction de la surveillance du territoire (DST) et à l’Unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT). S’il a attendu d’être à la retraite pour écrire La Révolution antiterroriste, c’est que le contenu de cet essai est radical. Radical, d’une part au sens étymologique du terme : l’auteur y développe une réflexion stimulante sur les racines du terrorisme et de la lutte contre le terrorisme. Radical, d’autre part au sens de la contestation d’un ordre établi : l’ancien policier se livre en effet à un véritable réquisitoire contre l’évolution de la politique antiterroriste. La diatribe est tellement virulente qu’on peine à croire que l’auteur ait pu travailler si longtemps place Beauvau sans devenir schizophrène. Selon Thuillier, nous aurions purement et simplement « basculé dans un régime antiterroriste contraire à nos intérêts ».
L’auteur commence par analyser le « modèle latin du renseignement » qui a historiquement existé en France et reposait sur un trépied : fragmentation des agences, rôle central du secret et prédominance de l’approche judiciaire. Il décrit ensuite la manière dont, dans les années 1980 et 1990, la lutte antiterroriste a fait évoluer ce modèle dans trois directions : spécialisation, centralisation et coordination. Il examine enfin les dynamiques du basculement vers un autre modèle, plus proche de celui de nos alliés américain et britannique.
Deux concepts anglo-saxons sont, par exemple, rejetés par l’auteur : la guerre contre le terrorisme et la lutte contre la radicalisation. S’opposant à la militarisation de la lutte contre le terrorisme, Thuillier estime que les terroristes doivent être traités comme des criminels. Leur reconnaître le statut de soldat serait leur faire beaucoup d’honneur. Quant à la lutte contre la radicalisation, elle nous ferait passer « d’une police de l’acte à une police du comportement ». Ce « principe de précaution appliqué aux personnes » constituerait, selon l’auteur, une régression philosophique. Celle-ci se doublant d’une régression juridique. La loi du 30 octobre 2017 aurait rendu l’état d’urgence permanent, permettant aux autorités de prendre des mesures administratives préventives contre des individus considérés comme radicaux, et nous éloignant ainsi de l’état de droit. Par ailleurs, les contours imprécis de la notion de radicalisation, couplés à la « révolution technique du renseignement », auraient favorisé l’émergence d’une surveillance de masse.
L’ancien policier va très loin dans sa critique : il dénonce une dérive généralisée, qui toucherait tous les milieux. Sondages à l’appui, il montre qu’une majorité de la population approuve le rognement des libertés individuelles au profit de la sécurité. La métaphore qu’il privilégie est celle des digues sautant les unes après les autres : « La crue des peurs et des ignorances a tout emporté. Comme une rivière de plaine, paresseuse et reptilienne, comme un fleuve endormi réveillé dans la nuit, la lutte antiterroriste est sortie de son lit. »
Cet ouvrage fera probablement grincer des dents, suscitera des polémiques. Son auteur sera sans doute traité de « naïf » par ses détracteurs et de « courageux lanceur d’alerte » par ses défenseurs. Il mérite en tout cas d’être lu.
Marc Hecker