Willkommen dans l’Europe allemande ! (Marianne)
Si la présidence de la Commission risque encore de lui échapper, l’Allemagne peut toujours s’appuyer sur ses représentants, qu’elle a placés dans la machine européenne. Une domination qui agace de plus en plus.
Ce 28 mai, Angela Merkel affiche sa tête des mauvais jours. La chancelière allemande sait, à l’issue du sommet post-élections européennes convoqué à Bruxelles, que son poulain, le Bavarois Manfred Weber, patron du groupe politique PPE (conservateurs) du Parlement européen, n’a plus guère de chance de devenir le prochain président de la Commission. Une grosse déconvenue pour un pays qui estime que son tour est venu puisqu’aucun de ses ressortissants n’a occupé ce poste depuis Walter Hallstein (1958-1967).
Merkel, qui n’a pas l’habitude qu’on lui refuse quelque chose dans l’UE, se fait menaçante : «Il faudra trouver un nom qui fasse consensus» entre les chefs d’Etat et de gouvernement, «ce qui nous permettra d’agir sans créer de blessures». A défaut, prévient-elle, «cela risquera de bloquer le cadre financier 2021-2027», c’est-à-dire le budget communautaire qui doit être adopté à l’unanimité, et dont l’Allemagne est la première contributrice… La chancellerie allemande a même fait comprendre à ses interlocuteurs français, Emmanuel Macron étant à la manœuvre pour barrer la route de Weber, qu’elle mettrait en retour son veto à la nomination du Français Michel Barnier, 68 ans, parce qu’il est temps de passer le flambeau à une autre génération. Le message a bien été reçu à Paris : si un Allemand tombe, un Français suivra. Une logique nationaliste, où les compétences ne jouent plus aucun rôle, qui effraie Daniel Cohn-Bendit, proche de Macron et ex-eurodéputé écologiste : «Si on entre dans une guerre des drapeaux, ce sera catastrophique pour l’avenir de l’Union.»
Clés de la zone euro
Les ambitions germaniques ne s’arrêtent pas à la Commission : Berlin lorgne aussi la Banque centrale européenne, le mandat de son président, Mario Draghi, arrivant à échéance en novembre. Après un Néerlandais, un Français et un Italien, ne serait-ce pas là aussi le tour d’un Allemand ? Cet appétit féroce commence à indisposer sérieusement nombre de ses partenaires, au premier rang desquels la France, qui prend tardivement conscience de l’imperium germanique qui s’est subrepticement mis en place à l’occasion de la crise de la zone euro (2009-2012). C’est en effet à ce moment-là que l’Allemagne a pris conscience de sa force, rien ne pouvant se décider dans les domaines économiques et budgétaires sans elle, et surtout contre elle. Tous les mécanismes créés pour résoudre cette crise l’ont donc été aux conditions allemandes, c’est-à-dire qu’ils sont restés intergouvernementaux afin de lui donner un pouvoir de blocage (via son Bundestag). Surtout, la conception de Berlin de ce qu’est une bonne politique économique et budgétaire est devenue le mantra de la zone euro via la réforme du Pacte de stabilité. Bref, les clefs de la zone euro sont désormais entre les mains des Allemands.
Pour s’assurer un contrôle de la machine européenne, la CDU allemande et, dans une moindre mesure, le SPD, ont patiemment placé leurs ressortissants à tous les niveaux de pouvoir. Le Mécanisme européen de stabilité (MES, capable d’emprunter 750 milliards d’euros pour aider un pays), la Banque européenne d’investissement, la Cour des comptes et le Conseil de résolution unique (union bancaire) sont présidés par des Allemands. Dans les autres institutions, ils sont au second rang, mais détiennent en réalité le pouvoir. Ainsi, au Parlement européen, le secrétaire général (Klaus Welle, en place depuis près de dix ans) et son adjoint sont allemands, tout comme celui de la Commission (Martin Selmayr) ou du Service européen d’action extérieur (Helga Schmid).
Le président de la Commission lui-même, le Luxembourgeois Jean-Claude Juncker, ne doit sa place qu’au soutien de la CDU-CSU qui domine le PPE (Selmayr étant un protégé du «parrain» du Parlement, Elmar Brok, un proche de la chancelière). Dans les services, ces Allemands placent des Allemands ou des «germano-compatibles» (culturellement proches d’eux) aux postes clés : ainsi, au Parlement, dans la plus importante direction générale, celle qui coordonne les travaux législatifs, les Allemands occupent deux tiers des postes de directeurs et trois cinquièmes des postes de chefs d’unité…
Monstrueux excédent
Ce maillage étroit explique notamment pourquoi les institutions européennes ne critiquent jamais l’Allemagne, dont le monstrueux excédent commercial (dû à la sous-évaluation de la monnaie unique) déstabilise la zone euro. Seul un budget de la zone euro permettrait de corriger ces déséquilibres, mais Berlin est allergique à toute solidarité financière : elle vient d’ailleurs de le tuer, au grand dépit de Macron, en le réduisant à un simple instrument d’encouragement aux réformes structurelles.
Bref, si l’Allemagne demeure européenne, c’est parce qu’elle a façonné une «Europe allemande», selon l’expression du philosophe allemand Ulrich Beck, qui sert ses seuls intérêts. Or l’UE n’a pas été pensée pour assurer la domination d’un pays, et surtout pas de l’Allemagne. L’ex-ministre des Affaires étrangères Joschka Fischer mettait en garde Merkel en 2012 contre cette hubris : «Il serait à la fois tragique et ironique qu’une Allemagne unifiée provoque la ruine, par des moyens pacifiques et les meilleures intentions du monde, de l’ordre européen pour la troisième fois.» La bataille pour les postes européens met en lumière cette nouvelle question allemande.