Le sourire est la perfection du rire. Car il y a toujours de l’inquiétude dans le rire, quoique aussitôt calmée ; mais dans le sourire tout se détend, sans aucune inquiétude ni défense.
[…] Mais dans tout sourire il y a de l’enfance ; c’est un oubli et un recommencement. Tous les muscles prennent leur repos et leur aisance, principalement ces muscles puissants des joues et des mâchoires, si naturellement contractés dans la colère, et déjà dans l’attention.
Le sourire ne fait pas attention ; les yeux embrassent tout autour de leur centre. En même temps la respiration et le cœur travaillent largement et sans gêne, d’où cette couleur de vie et cet air de santé. Comme la défiance éveille la défiance, ainsi le sourire appelle le sourire ; il rassure l’autre sur soi et toutes choses autour.
C’est pourquoi ceux qui sont heureux disent bien que tout leur sourit. Et l’on peut, d’un sourire, guérir les peines de quelqu’un qu’on ne connaît pas. C’est pourquoi le sourire est l’arme du sage, contre ses propres passions et contre celles d’autrui. Il les touche là dans leur centre et dans leur force, qui n’est jamais dans les idées ni dans les événements, mais dans cette colère armée qui ne peut sourire.
Émile Chartier, dit Alain – Quatre-vingt-un chapitres sur l’esprit et les passions (1921)
[…] le rire est directement contraire à cette forcenée attention à soi, qui est le fond du sérieux. Le rire secoue tout le corps comme un vêtement, laissant chaque partie s’ébattre à sa guise.
Par essence le rire est un abandon de gouvernement, et le premier remède contre cet absurde gouvernement qui noue et paralyse. Le rire rétablit les échanges en déliant ; il aère, nettoie et repose. Quoi de mieux ?
Mais le rire a ceci de mauvais qu’il attaque le sérieux en son centre et menace de le détrôner. Et c’est un scandale, pour celui qui s’est fait de belles raisons d’être triste, que toutes ces raisons se perdent soudain par cette négation de toute attitude qu’est le rire.
[…] Il faut toutes les précautions de l’art comique pour que le rire soit vainqueur. Mais aussi ce triomphe est beau.
Les Idées et les âges (1927)