Je distinguerai quatre défauts, qui sont le plus directement contraires à la politesse, c’est-à-dire à la première et à la plus engageante de toutes les vertus sociales.
C’est de l’un ou l’autre de ces quatre défauts que dérive d’ordinaire l’incivilité. Je les exposerai ici, afin que les enfants soient ou préservés ou tout au moins affranchis de leur fâcheuse influence.
– Le premier, c’est cette rudesse naturelle, qui fait que l’on manque de complaisance pour les autres hommes, qu’on n’a aucun égard pour leurs inclinations, leur tempérament, on leur condition. […] Le but en effet, la fin de la politesse est de corriger cette raideur naturelle et d’adoucir assez le caractère des hommes pour qu’ils puissent se prêter avec quelque complaisance au caractère de ceux avec qui ils ont affaire.
– Un second défaut, c’est le mépris, le manque de respect qui se trahit dans les regards, les discours, ou les gestes, et qui, de quelque part qu’il vienne, est toujours désagréable. Il n’est en effet personne qui puisse supporter avec plaisir l’expression du mépris.
– L’esprit critique, la disposition à trouver en faute les autres personnes, voilà encore un travers entièrement contraire à la politesse. […] Les défauts qu’on reproche à quelqu’un lui causent toujours quelque honte, et un homme ne saurait supporter sans déplaisir que l’on divulgue un défaut qu’il a, ni même qu’on lui impute un défaut qu’il n’a pas.
La raillerie n’est qu’un moyen raffiné de faire ressortir les défauts d’autrui. Mais comme elle se présente généralement sous des formes spirituelles et dans un langage élégant, comme elle divertit la compagnie, on se laisse aller à l’erreur de croire que, maintenue dans certaines limites, elle n’a rien d’incivil.
[…] Mais comme tout le monde n’a pas le talent de manier avec prudence un art aussi délicat, aussi difficile que la plaisanterie, et que le plus léger écart peut tout gâter, j’estime que ceux qui veulent éviter de blesser autrui, et particulièrement les jeunes gens, doivent s’abstenir avec soin de toute raillerie […]
Outre la raillerie, il y a une autre forme de critique où la mauvaise éducation se manifeste souvent, c’est la contradiction. Sans doute la complaisance n’exige pas que nous admettions toujours les raisonnements ou les récits qui sont débités devant nous, non ; ni que nous laissions passer sans rien dire tout ce qui arrive à nos oreilles.
Contredire les opinions, rectifier les erreurs d’autrui, c’est au contraire ce que la vérité et la charité demandent parfois, et la politesse ne s’y oppose pas, si on le fait avec précaution et en tenant compte des circonstances. Mais il y a des gens, comme chacun sait, qui sont pour ainsi dire possédés par l’esprit de contradiction […].
Accompagnons notre opposition de toutes les marques de respect et de bienveillance, afin que tout en faisant triompher notre opinion, nous ne perdions pas l’estime de ceux qui nous écoutent.
– L’humeur querelleuse est encore un défaut contraire à la politesse, non seulement parce qu’elle nous entraîne dans nos paroles et dans notre conduite à des inconvenances et à des grossièretés, mais aussi parce qu’elle semble indiquer que nous avons à nous plaindre de quelque faute de la part de ceux qui sont l’objet de notre colère. […] il suffit d’une personne querelleuse pour troubler toute la compagnie, et pour y détruire toute harmonie.
Comme le bonheur, qui est le but constant des hommes, consiste dans le plaisir, il est facile de comprendre pourquoi les hommes polis sont mieux accueillis dans le monde que les hommes utiles.
L’habileté, la sincérité, les bonnes intentions d’un homme de poids et de mérite sont rarement une compensation à l’ennui qu’il cause par ses représentations graves et solides.
Le pouvoir, la richesse, la vertu elle-même, on ne les apprécie que comme des instruments de bonheur.
[…] Celui qui sait être agréable aux personnes qu’il fréquente, sans s’abaisser à des flatteries humbles et serviles, a trouvé le secret de l’art de vivre dans le monde, de se faire partout apprécier, d’être partout le bienvenu.
C’est pourquoi il faudrait avant toute chose habituer à la politesse les enfants et les jeunes gens.
John Locke – Pensées sur l’éducation (1693)