« Le destin mêle les cartes et nous jouons »

Lorsqu’on jette les yeux en arrière sur le chemin de la vie, et lorsque, embrassant dans l’ensemble son cours tortueux et perfide comme le labyrinthe, on aperçoit tant de bonheurs manqués, tant de malheurs attirés, on est amené facilement à exagérer les reproches qu’on s’adresse à soi-même.

Car la marche de notre existence n’est pas uniquement notre propre œuvre ; elle est le produit de deux facteurs, savoir la série des événements et la série de nos décisions, qui sans cesse se croisent et se modifient réciproquement.

En outre, notre horizon, pour les deux facteurs, est toujours très limité, vu que nous ne pouvons prédire nos résolutions longtemps à l’avance, et, encore moins, prévoir les événements ; dans les deux séries, il n’y a que celles du moment, qui nous soient bien connues.

C’est pourquoi, aussi longtemps que notre but est encore éloigné, nous ne pouvons même pas gouverner droit sur lui ; tout au plus pouvons-nous nous diriger approximativement et par des probabilités ; il nous faut donc souvent louvoyer.

En effet, tout ce qui est en notre pouvoir, c’est de nous décider chaque fois selon les circonstances présentes, avec l’espoir de tomber assez juste pour que cela nous rapproche du but principal.

En ce sens, les événements et nos résolutions importantes sont comparables à deux forces agissant dans des directions différentes, et dont la diagonale représente la marche de notre vie.

Térence a dit : « In vita est hominum quasi cum ludas tesseris : si illud quod maxime opus est jactu, non cadit, illud, quod cecidit forte, id arte ut corrigas » (Il en est de la vie humaine comme d’une partie de dés ; si l’on n’obtient pas le dé dont on a besoin, il faut savoir tirer parti de celui que le sort a amené) ; c’est une espèce de trictrac que Térence doit avoir eu en vue dans ce passage.

Nous pouvons dire en moins de mots : Le sort mêle les cartes, et nous, nous jouons.

Mais, pour exprimer ce que j’entends ici, la meilleure comparaison est la suivante. Les choses se passent dans la vie comme au jeu d’échecs : nous combinons un plan ; mais celui-ci reste subordonné à ce qu’il plaira de faire, dans la partie d’échecs à l’adversaire, dans la vie au sort.

Les modifications que notre plan subit à la suite sont, le plus souvent, si considérables que c’est à peine si dans l’exécution il est encore reconnaissable à quelques traits fondamentaux.

Arthur SchopenhauerAphorismes sur la sagesse dans la vie (1851)

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