Nous voilà donc atteints d’un Bien incurable. Ce millénaire finit dans le miel.
Philippe Muray – L’Empire du Bien (1991)
Le genre humain est en vacances. C’est comme un vaste parc de loisirs que je voudrais essayer de peindre notre village planétaire. Un parc aux dimensions du territoire. De la France. De l’Europe. Du globe bientôt.
[…] Oui, c’est comme un grand parc d’attractions qu’il faut visiter l’esprit du temps. Avec ses étalages et ses reflets, ses vedettes de quelques jours, ses fausses rues de fausses villes de partout, ses châteaux reconstitués, ses excitations, ses pièces montées, ses décors en résine synthétique, ses acteurs anonymes qui s’affairent, sous les costumes appropriés, à simuler leurs tâches coutumières…
Il n’y a plus d’énigmes, plus de mystères. Plus la peine de se fatiguer. Le Bien est la réponse anticipée à toutes les questions qu’on ne se pose plus. Des bénédictions pleuvent de partout. Les dieux sont tombés sur la Terre.
Toutes les causes sont entendues, il n’existe plus d’alternatives présentables à la démocratie, au couple, aux droits de l’homme, à la famille, à la tendresse, à la communication, aux prélèvements obligatoires, à la patrie, à la solidarité, à la paix.
Les dernières visions du monde ont été décrochées des murs. Le doute est devenu une maladie. Les incrédules préfèrent se taire. L’ironie se fait toute petite. La négativité se recroqueville. La mort elle-même n’en mène pas large, elle sait qu’elle n’en a plus pour longtemps sous l’impitoyable soleil de l’Espérance de Vie triomphante.
Bien sûr, quelques vieilles ruines nous encombrent, de vagues souvenirs des guerres passées, il va falloir les déblayer, c’est une question de jours, de semaines.
[…] Le Bien, tout entier, contre tout le Mal ! À fond ! Voilà l’épopée. Tout ce qui a définitivement raison contre tout ce qui a tort à jamais. La Nouvelle Bonté a le vent en poupe contre le sexisme, contre le racisme, contre les discriminations sous toutes leurs formes, contre les mauvais traitements aux animaux, contre le trafic d’ivoire et de fourrure, contre les responsables des pluies acides, la xénophobie, la pollution, le massacre des paysages, le tabagisme, l’Antarctique, les dangers du cholestérol, le sida, le cancer et ainsi de suite. Contre ceux qui menaceraient la patrie, l’avenir de l’Entreprise, la rage de vaincre, la famille, la démocratie.
[…] Il va donc sans dire que je suis pour, définitivement pour toutes les bonnes causes ; et contre les mauvaises à fond. Et puis voilà. Et puis c’est tout. Et ça va bien mieux en le disant. Pas d’histoires ridicules : l’évidence. Je suis pour tout ce qui peut advenir de bon et contre tout ce qui existe de mauvais. Pour la transparence contre l’opacité. Pour la vérité contre l’erreur. Pour l’authentique contre le mensonge. Pour la réalité contre les leurres. Pour la morale contre l’immoralité. Pour que tout le monde mange à sa faim, pour qu’il n’y ait plus d’exclus nulle part, pour que triomphe la diététique. Ne me faites pas prétendre des choses. […] Les certificats de bonnes vie et mœurs font comme les chaussettes, ils ne se cachent plus.
[…] L’ennui guette, envahit tout, les dépressions se multiplient, la qualité du spectacle baisse, le taux de suicides grimpe en flèche, l’hygiène niaise dégouline partout, c’est l’Invasion des Mièvreries […].
Bernard de Mandeville, qui s’attira pas mal d’ennuis pour avoir tenté de montrer que ce sont souvent les pires canailles qui contribuent au bien commun, constatait déjà, au XVIII e siècle, dans sa Fable des abeilles : « Une des principales raisons qui font que si peu de gens se comprennent eux-mêmes, c’est que la plupart des écrivains passent leur temps à expliquer aux hommes ce qu’ils devraient être, et ne se donnent presque jamais le mal de leur dire ce qu’ils sont. »
On les comprend. S’ils faisaient le contraire, les malheureux, ils ne sortiraient plus de prison.