Je salue tous les indices de la venue d’une époque plus virile et plus guerrière qui mettra de nouveau en honneur la bravoure avant tout.
Car cette époque doit tracer le chemin d’une époque plus haute encore et rassembler la force dont celle-ci aura besoin un jour — pour introduire l’héroïsme dans la connaissance et faire la guerre à cause des idées et de leurs conséquences.
Pour cela il faut maintenant des hommes vaillants qui préparent le terrain, des hommes qui ne pourront certes pas sortir du néant — et tout aussi peu du sable et de l’écume de la civilisation d’aujourd’hui et de l’éducation des grandes villes :
– des hommes qui, silencieux, solitaires et décidés, s’entendent à se contenter de l’activité invisible qu’ils poursuivent
– des hommes qui, avec une propension à la vie intérieure, cherchent, pour toutes choses, ce qu’il y a à surmonter en elles
– des hommes qui ont en propre la sérénité, la patience, la simplicité et le mépris des grandes vanités tout aussi bien que la générosité dans la victoire et l’indulgence à l’égard des petites vanités de tous les vaincus
– des hommes qui ont un jugement précis et libre sur toutes les victoires et sur la part du hasard qu’il y a dans toute victoire et dans toute gloire
– des hommes qui ont leurs propres fêtes, leurs propres jours de travail et de deuil, habitués à commander avec la sûreté du commandement, également prêts à obéir, lorsque cela est nécessaire, également fiers dans l’un comme dans l’autre cas, ainsi que s’ils suivaient leur propre cause, des hommes plus exposés, plus terribles, plus heureux !
Car croyez-m’en ! — le secret pour moissonner l’existence la plus féconde et la plus grande jouissance de la vie, c’est de vivre dangereusement !
Construisez vos villes près du Vésuve ! Envoyez vos vaisseaux dans les mers inexplorées ! Vivez en guerres avec vos semblables et avec vous-mêmes ! Soyez brigands et conquérants, tant que vous ne pouvez pas être dominateurs et possesseurs, vous qui cherchez la connaissance !
Bientôt le temps passera où vous vous satisferez de vivre cachés dans les forêts comme des cerfs effarouchés ! Enfin la connaissance finira par étendre la main vers ce qui lui appartient de droit : — elle voudra dominer et posséder, et vous le voudrez avec elle !
Friedrich Nietzsche – Le Gai Savoir (1882)