Au demeurant, ce que nous appelons ordinairement amis et amitiés, ce ne sont qu’accointances et familiarités nouées par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos âmes s’entretiennent.
En l’amitié de quoi je parle elles se mêlent et confondent l’une en l’autre, d’un mélange si universel, qu’elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais (NB : Étienne de la Boétie), je sens que cela ne se peut exprimer, qu’en répondant :
« Parce que c’était lui ; parce que c’était moi. »
Il y a, au-delà de tout mon discours et de ce que j’en puis dire particulièrement, je ne sais quelle force inexplicable et fatale, médiatrice de cette union. Nous nous cherchions avant que de nous être vus, et par des rapports que nous oyons l’un de l’autre, qui faisaient en notre affection plus d’effort que ne porte la raison des rapports ; je crois par quelque ordonnance du ciel.
Nous nous embrassions par nos noms ; et, à notre première rencontre, qui fut par hasard en une grande fête et compagnie de ville, nous nous trouvâmes si pris, si connus, si obligés entre nous, que rien dès-lors ne nous fut si proche que l’un à l’autre.
[…] Ce n’est pas une spéciale considération, ni deux, ni trois, ni quatre, ni mille : c’est je ne sais quelle quintessence de tout ce mélange, qui ayant saisi toute ma volonté, l’amena se plonger et se perdre dans la sienne ; qui, ayant saisi toute sa volonté, l’amena se plonger et se perdre en la mienne, d’une faim, d’une concurrence pareille. Je dis perdre, à la vérité, ne nous réservant rien qui nous fût propre, ni qui fût ou sien, ou mien.
[…] cette parfaite amitié de quoi je parle est indivisible : chacun se donne si entier à son ami qu’il ne lui reste rien à départir ailleurs
[…] Les amitiés communes, on les peut départir ; on peut aimer en celui-ci la beauté ; en cet autre, la facilité de ses mœurs ; en l’autre, la libéralité ; en celui-là, la paternité ; en cet autre, la fraternité ; ainsi du reste : mais cette amitié qui possède l’âme et la régente en toute souveraineté, il est impossible qu’elle soit double.
Michel de Montaigne – Essais ; chapitre XVII : « De l’Amitié » (1580)
La plus grande partie des prudents et des sages est méfiante et n’a foi à une amitié qu’après que l’âge l’a confirmée et que le temps l’a soumise à mille épreuves.
Mais nous, l’amitié qui nous lie n’est que d’un peu plus d’une année, et elle est arrivée à son comble : elle n’a rien laissé à ajouter.
Est-ce imprudence ? Personne du moins ne l’oserait dire, et il n’est sage si morose qui, nous connaissant tous deux, et nos goûts et nos mœurs, aille s’enquérir de la date de notre alliance, et qui n’applaudisse de bon cœur à une si parfaite union.
Et je ne crains point que nos neveux refusent un jour d’inscrire nos noms (si toutefois le destin nous prête vie) sur la liste des amis célèbres.
Toutes greffes ne conviennent point à tous les arbres : le cerisier refuse la pomme, et le poirier n’adopte point la prune : ni le temps ni la culture ne peuvent l’obtenir d’eux, tant les instincts répugnent. Mais à d’autres arbres la même greffe réussit aussitôt par secret accord de nature ; en un rien de temps les bourgeons se gonflent et s’unissent, et les deux ensemble s’entendent à produire à frais communs le même fruit…
Il en est ainsi des âmes : il en est telles, une fois unies, que rien ne saurait disjoindre ; il en est d’autres qu’aucun art ne saurait unir.
Pour toi, ô Montaigne, ce qui t’a uni à moi pour jamais et à tout événement, c’est la force de nature, c’est le plus aimable attrait d’amour, la vertu.
Étienne de la Boétie (1530-1563) – Poemata