J’ai dit ce qui rend les voyages infructueux à tout le monde. Ce qui les rend encore plus infructueux à la jeunesse, c’est la manière dont on les lui fait faire […] en sorte qu’après avoir à grands frais parcouru l’Europe, livrés aux frivolités ou à l’ennui, ils reviennent sans avoir rien vu de ce qui peut les intéresser, ni rien appris de ce qui peut leur être utile.
Toutes les capitales se ressemblent, tous les peuples s’y mêlent, toutes les mœurs s’y confondent ; ce n’est pas là qu’il faut aller étudier les nations.
Paris et Londres ne sont à mes yeux que la même ville. Leurs habitants ont quelques préjugés différents, mais […] toutes leurs maximes pratiques sont les mêmes. […] On sait quelles mœurs l’entassement du peuple et l’inégalité des fortunes doit partout produire.
Sitôt qu’on me parle d’une ville composée de deux cent mille âmes, je sais d’avance comment on y vit. Ce que je saurais de plus sur les lieux ne vaut pas la peine d’aller l’apprendre.
C’est dans les provinces reculées, où il y a moins de mouvement, de commerce, où les étrangers voyagent moins, dont les habitants se déplacent moins, changent moins de fortune et d’état, qu’il faut aller étudier le génie et les mœurs d’une nation.
Voyez en passant la capitale, mais allez observer au loin le pays. Les François ne sont pas à Paris, ils sont en Touraine ; les Anglois sont plus Anglois en Mercie qu’à Londres et les Espagnols plus Espagnols en Galice qu’à Madrid.
C’est à ces grandes distances qu’un peuple se caractérise et se montre tel qu’il est sans mélange ; c’est là que les bons et les mauvais effets du gouvernement se font mieux sentir, comme au bout d’un plus grand rayon la mesure des arcs est plus exacte.
Jean-Jacques Rousseau – Émile ou De l’éducation (1762)