Lire, c’est penser avec la tête d’un autre, au lieu de la sienne.
Arthur Schopenhauer – Parerga et Paralipomena ; « Penseurs personnels » (1851)
La plus riche bibliothèque, si elle est en désordre, n’est pas aussi utile qu’une bibliothèque restreinte, mais bien arrangée. De même, la plus grande masse de connaissances, si elle n’a pas été élaborée par le penser personnel, a beaucoup moins de valeur qu’une masse bien moindre qu’on s’est abondamment assimilée.
Ce n’est qu’en combinant sous toutes les faces ce que l’on sait, en comparant chaque vérité avec une autre, qu’on entre en pleine possession de son savoir et qu’on se l’assujettit. On ne peut approfondir que ce que l’on sait. Il faut donc apprendre quelque chose ; et l’on ne sait que ce qu’on a approfondi.
Or, on peut s’appliquer de sa propre volonté à lire et à apprendre ; mais il n’en va pas de même de la pensée. Celle-ci doit être stimulée comme le feu par un courant d’air […]
La diversité d’effet exercée sur l’esprit d’une part par la pensée personnelle, de l’autre par la lecture, est étonnamment grande : elle accroît incessamment la diversité originelle des cerveaux en vertu de laquelle ceux-ci sont poussés à penser, ceux-là à lire.
La lecture impose à l’esprit des pensées qui sont aussi étrangères et hétérogènes à la direction et à la disposition où il se trouve pour le moment, que le cachet à la cire sur laquelle il imprime son empreinte. L’esprit subit ainsi une complète contrainte du dehors ; il doit penser telle ou telle chose vers laquelle il ne se sent nullement attiré.
Au contraire, dans la pensée personnelle, il suit sa propre impulsion, telle qu’elle est déterminée pour le moment ou par les circonstances extérieures, ou par quelque souvenir. […] En conséquence, lire beaucoup enlève à l’esprit toute élasticité, comme un poids qui pèse constamment sur un ressort ; et le plus sûr moyen de n’avoir aucune idée en propre, c’est de prendre un livre en main dès qu’on dispose d’une seule minute. C’est la raison pour laquelle le savoir rend la plupart des hommes encore plus inintelligents et stupides qu’ils ne le sont déjà par nature, et prive leurs écrits de tout succès. […]
Les lettrés sont ceux qui ont lu dans les livres ; mais les penseurs, les génies, les flambeaux de l’humanité et les pionniers de la race humaine sont ceux qui ont lu directement dans le livre de l’univers. En réalité, les pensées fondamentales personnelles ont seules vérité et vie ; car ce sont les seules que l’on comprend bien et complètement. Les pensées lues chez d’autres sont les reliefs d’un repas étranger, les vêtements délaissés par un hôte venu du dehors.
[…] La lecture n’est qu’un succédané de la pensée personnelle. On laisse, avec elle, mener ses idées à la lisière par un autre. […] Il ne faut donc lire que quand la source de la pensée personnelle tarit, ce qui arrive souvent même aux meilleures têtes.
[…] Le penseur personnel n’apprend que plus tard à connaître les autorités de ses opinions, quand elles ne lui servent plus qu’à confirmer celles-ci et à fortifier sa foi en elles. Le philosophe qui puise ses idées dans les livres, au contraire, part des autorités ; avec les opinions d’autrui, qu’il a recueillies, il se construit un ensemble qui ressemble ensuite à un automate composé de matériaux étrangers ; tandis que l’ensemble du premier ressemble à un homme engendré naturellement et vivant […] ; la vérité acquise par notre propre penser est semblable au membre naturel ; elle seule nous appartient réellement.
[…] Lire, c’est penser avec la tête d’un autre, au lieu de la sienne. Mais rien n’est plus préjudiciable au penser personnel, qui tend toujours à se développer en un ensemble cohérent, sinon en un système rigoureux, qu’un afflux trop abondant de pensées étrangères, dû à une lecture continuelle. Ces pensées jaillies chacune d’un autre esprit, appartenant à un autre système, empreintes d’une autre couleur, ne coulent jamais d’elles-mêmes en un ensemble d’idées, de savoir, de profondeur et de conviction ; elles produisent plutôt dans la tête une légère confusion babylonienne de langues, ôtent à l’esprit qui s’en est surchargé toute pénétration nette, et le désorganisent pour ainsi dire. Cette manière d’être peut s’observer chez beaucoup de lettrés. Elle fait qu’ils sont inférieurs en saine intelligence, en jugement exact et en tact pratique, à beaucoup d’illettrés, qui ont toujours subordonné et incorporé à leur propre penser le petit savoir qui leur est venu du dehors par l’expérience, la conversation et un peu de lecture.
C’est ce que fait aussi, mais sur une plus large échelle, le penseur scientifique. Quoiqu’il ait besoin de beaucoup de connaissances et doive, par conséquent, lire beaucoup, son esprit est néanmoins assez fort pour dominer tout cela, pour se l’assimiler, pour l’incorporer au système de ses pensées, et pour le subordonner ainsi à l’ensemble organique de ses vues grandioses, toujours en train de se développer.
[…] Les gens qui ont passé leur vie à lire et ont puisé leur sagesse dans les livres, ressemblent à ceux qui ont acquis, par de nombreuses descriptions de voyages, la connaissance exacte d’un pays. Ils peuvent donner beaucoup de renseignements sur lui ; mais, en réalité, ils n’ont aucune connaissance suivie, claire et fondamentale, de la vraie nature dudit pays. Les gens, au contraire, qui ont passé leur vie à penser, ressemblent à ceux qui ont été eux-mêmes dans ce pays ; eux seuls savent exactement ce dont ils parlent, y connaissent les choses dans leur connexion, et y sont véritablement chez eux.
Le philosophe qui puise ses idées dans les livres est à un penseur personnel ce qu’est un historien à un témoin oculaire : celui-ci parle d’après sa conception directe de la chose. Voilà pourquoi tous les penseurs personnels s’accordent au fond.
[…] Mais il y a ici une petite difficulté : c’est que cela ne dépend pas de notre volonté. On peut toujours s’asseoir là et lire, mais non penser. Il en est des pensées comme des hommes : il n’est pas toujours possible de les convoquer à son gré, il faut attendre qu’ils viennent. La réflexion sur un sujet doit se présenter d’elle-même, par une rencontre heureuse et harmonique de l’occasion extérieure avec la disposition et l’incitation intérieures ; et c’est cela justement qui n’est jamais le lot de ces gens-là.
[…] De même, en matière théorique, il faut attendre le bon moment, et le meilleur cerveau lui-même n’est pas à toute heure en état de penser. Aussi fait-on bien d’employer le reste du temps à la lecture. Celle-ci, comme nous l’avons dit, est un succédané du penser personnel ; elle apporte des aliments à l’esprit, en ce qu’un autre pense alors pour nous, quoique toujours d’une façon qui n’est pas la nôtre. Il ne faut donc pas trop lire, afin que l’esprit ne s’habitue pas au succédané et ne désapprenne pas la chose même ; c’est-à-dire, afin qu’il ne s’habitue pas aux sentiers déjà battus, et que la fréquentation d’une pensée étrangère ne l’éloigne pas de la sienne. Avant tout il ne faut pas, par amour de la lecture, perdre complètement de vue le monde réel ; l’occasion de penser par soi-même et la disposition à cette pensée se trouvent infiniment plus souvent dans ce monde que dans la lecture. Le visible et le réel, dans leur force originelle, sont le sujet naturel de l’esprit qui pense, et ce qu’il y a de mieux fait pour l’émouvoir profondément.
Après ces considérations, nous ne nous étonnerons pas si le penseur personnel et le philosophe livresque sont facilement reconnaissables rien qu’à leur manière d’écrire. Celui-là, à l’empreinte du sérieux, de la spontanéité, de l’originalité, de l’idiosyncrasie de toutes ses pensées et expressions ; celui-ci, au contraire, à ce que tout chez lui est de seconde main, idées transmises, bric-à-brac provenant de chez le fripier, terne et usé comme l’impression d’une impression ; et son style fait de phrases conventionnelles et banales, de termes à l’ordre du jour, ressemble à un petit État dont la circulation monétaire consiste uniquement en monnaies étrangères, parce qu’il n’a pas sa propre frappe.
Pas plus que la lecture, la simple expérience ne peut remplacer la pensée. Le pur empirisme est à celle-ci ce qu’est la nourriture à la digestion et à l’assimilation. Quand il se vante d’avoir à lui seul, par ses découvertes, fait progresser le savoir humain, c’est comme si la bouche voulait se vanter de maintenir à elle seule l’existence du corps.
[…] La marque caractéristique des esprits du premier rang est la spontanéité de leurs jugements. Tout ce qu’ils avancent est le résultat de leur penser personnel, et se manifeste tel en tout, rien que par leur manière de le présenter. Ils ont ainsi, comme les princes, une immédiativité dans le royaume des esprits ; les autres sont médiatisés. Cela se voit déjà par leur style, qui n’a pas d’empreinte propre.
Ainsi donc, chaque véritable penseur personnel ressemble à un monarque : il est immédiat, et ne reconnaît personne au-dessus de lui. Ses jugements, comme les décrets d’un monarque, émanent de son pouvoir suprême et procèdent directement de lui. Pas plus que le monarque n’accepte d’ordres, il n’accepte d’autorités ; il n’admet que ce qu’il a ratifié lui-même. La foule des cerveaux ordinaires, au contraire, empêtrée dans toutes sortes d’opinions, d’autorités et de préjugés courants, ressemble au peuple, qui obéit en silence à la loi et aux ordres.
Les gens ardents et empressés à décider sur la foi d’autorités les questions en litige, sont très contents quand ils peuvent substituer à leur intelligence et pénétration personnelles, qui font défaut, celles des autres. Leur nombre est légion. Car, comme le dit Sénèque, unus quisque mavult credere, quant judicare (chacun aime mieux croire que juger). Dans leurs controverses, l’invocation des autorités est l’arme communément choisie. Ils fondent avec elle l’un sur l’autre, et celui qui vient à tomber au milieu d’eux est mal avisé de vouloir se défendre à l’aide de raisons et d’arguments.
[…] La présence d’une pensée est comme la présence d’une femme aimée. Nous nous imaginons que nous n’oublierons jamais cette pensée, et que cette femme aimée ne pourra jamais nous devenir indifférente. Mais loin des yeux, loin du cœur ! La plus belle pensée court danger d’être irrévocablement oubliée, si nous ne la notons pas, et la femme aimée de nous être enlevée, si nous ne l’épousons pas.
Il y a une foule de pensées qui ont de la valeur pour celui qui les pense ; mais il y en a peu parmi elles qui possèdent le pouvoir d’agir par répercussion ou par réflexion, c’est-à-dire, une fois qu’elles ont été notées, de gagner la sympathie du lecteur.
En matière de pensées, cela seul a une véritable valeur, qu’on a pensé avant tout pour soi-même. On peut diviser les penseurs en deux classes : ceux qui pensent avant tout pour eux-mêmes, et ceux qui pensent en même temps pour d’autres. Les premiers sont les véritables penseurs personnels dans le double sens du mot ; ils sont les philosophes proprement dits. Eux seuls, en effet, prennent la chose au sérieux. La joie et le bonheur de leur vie consistent précisément à penser. Les seconds sont les sophistes ; ils veulent briller, et cherchent leur fortune dans ce qu’ils ont à obtenir ainsi des autres. En ceci réside leur sérieux. A laquelle de ces deux classes appartient un homme, son style et sa manière le révèlent bien vite.
[…] Si ce monde était peuplé d’êtres pensants véritables, il serait impossible qu’on tolérât les bruits illimités de toute espèce, même les plus horribles et dépourvus de toute raison d’être. Si, en effet, la nature avait destiné l’homme à penser, elle ne lui aurait pas donné d’oreilles, ou aurait du moins pourvu celles-ci de revêtements hermétiques, comme les chauves-souris, que j’envie pour la possession de cet attribut. Mais l’homme est en réalité un pauvre animal semblable aux autres, dont les forces sont calculées en vue du maintien de son existence. Aussi doit-il tenir constamment ouvertes ses oreilles, qui lui annoncent d’elles-mêmes, la nuit comme le jour, l’approche de l’ennemi.