En psychologie, en métaphysique nous sacrifions le vrai présent, le présent réel à l’instant de tout à l’heure, à l’être de tout à l’heure, et ainsi nous réduisons le vrai présent, l’être réel à l’état de passé. En morale nous sacrifions aujourd’hui à demain. En économique nous sacrifions toute une race à notre tranquillité de demain.
C’est toujours le système de la retraite. C’est toujours le même système de repos, de tranquillité, de consolidation finale et mortuaire. Ils ne pensent qu’à leur retraite, c’est-à-dire à cette pension qu’ils toucheront de l’État non plus pour faire, mais pour avoir fait […]. Leur idéal, s’il est permis de parler ainsi, est un idéal d’État, un idéal d’hôpital d’État, une immense maison finale et mortuaire, sans soucis, sans pensée, sans race. Un immense asile de vieillards. Une maison de retraite.
Toute leur vie n’est pour eux qu’un acheminement à cette retraite, une préparation de cette retraite, une justification devant cette retraite. Comme le chrétien se prépare à la mort, le moderne se prépare à cette retraite.
[…] Il veut aussi y préparer le monde. Toute leur pensée est de mettre l’esprit humain en état de prendre sa retraite et de jouir de sa retraite. Ou, comme ils disent encore, de gagner sa retraite. C’est la mentalité générale, c’est une mentalité de pensionnaires et de pensionnés.
[…] C’est la maxime même de la mort et c’est la formule de la tranquillité. […] Ce besoin monstrueux de tranquillité […] cette tranquillité, qui est le dernier objet des intellectuels, et à qui vont tous les vœux des modernes, est essentiellement principe de servitude. C’est toujours la liberté qui paie. C’est toujours l’argent qui est maître.
Pour avoir la paix demain, (et la paix ne s’obtient que par de l’argent), on aliène, on vend sa liberté aujourd’hui. Pour avoir une retraite assurée, (c’est-à-dire de l’argent assuré quand on sera vieux) on ne dit pas, on n’écrit pas ce que l’on pense, ce que l’on a à dire et à écrire, ce que tout le monde sait, ce que personne n’ose dire ni écrire. Pour avoir la paix sur ses vieux jours, aujourd’hui on n’est pas un homme libre.
Le monde moderne tout entier est un monde qui ne pense qu’à ses vieux jours. Au lieu de penser à ces jeunes jours que sont les jours de la race. Et de la race à venir. De là cette universelle infécondité et cette universelle servitude.
Charles Péguy (1873-1914) – Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne