La liberté d’expression totale, illimitée, pour toute opinion quelle qu’elle soit, sans aucune restriction ni réserve, est un besoin absolu pour l’intelligence. Par suite c’est un besoin de l’âme, car quand l’intelligence est mal à l’aise, l’âme entière est malade. La nature et les limites de la satisfaction correspondant à ce besoin sont inscrites dans la structure même des différentes facultés de l’âme. Car une même chose peut être limitée et illimitée, comme on peut prolonger indéfiniment la longueur d’un rectangle sans qu’il cesse d’être limité dans sa largeur. […]
il faut [que l’intelligence] dispose d’une liberté souveraine. Autrement il manque à l’être humain quelque chose d’essentiel. Il en est de même dans une société saine. C’est pourquoi il serait désirable de constituer, dans le domaine de la publication, une réserve de liberté absolue […] La liberté d’opinion est due uniquement, et sous réserves, au journaliste, non au journal ; car le journaliste seul possède la capacité de former une opinion.
D’une manière générale, tous les problèmes concernant la liberté d’expression s’éclaircissent si l’on pose que cette liberté est un besoin de l’intelligence, et que l’intelligence réside uniquement dans l’être humain considéré seul. Il n’y a pas d’exercice collectif de l’intelligence. Par suite nul groupement ne peut légitimement prétendre à la liberté d’expression, parce que nul groupement n’en a le moins du monde besoin. Bien au contraire, la protection de la liberté de penser exige qu’il soit interdit par la loi à un groupement d’exprimer une opinion. Car lorsqu’un groupe se met à avoir des opinions, il tend inévitablement à les imposer à ses membres.
[…] L’intelligence est vaincue dès que l’expression des pensées est précédée, explicitement ou implicitement, du petit mot «nous». Et quand la lumière de l’intelligence s’obscurcit, au bout d’un temps assez court l’amour du bien s’égare […] La solution pratique immédiate, c’est l’abolition des partis politiques.
Simone Weil – L’enracinement : prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain (1949)
