L’histoire des hommes se reflète dans l’histoire des cloaques. Les gémonies racontaient Rome. L’égout de Paris a été une vieille chose formidable. Il a été sépulcre, il a été asile, Le crime, l’intelligence, la protestation sociale, la liberté de conscience, la pensée, le vol, tout ce que les lois humaines poursuivent ou ont poursuivi, s’est caché dans ce trou […]. L’égout, dans l’ancien Paris, est le rendez-vous de tous les épuisements et de tous les essais. L’économie politique y voit un détritus, la philosophie sociale y voit un résidu.
L’égout, c’est la conscience de la ville. Tout y converge et s’y confronte. Dans ce lieu livide, il y a des ténèbres, mais il n’y a plus de secrets. Chaque chose a sa forme vraie, ou du moins sa forme définitive. Le tas d’ordures a cela pour lui qu’il n’est pas menteur. La naïveté s’est réfugiée là. […]. Toutes les malpropretés de la civilisation, une fois hors de service, tombent dans cette fosse de vérité où aboutit l’immense glissement social. Elles s’y engloutissent, mais elles s’y étalent. Ce pêle-mêle est une confession. Là, plus de fausse apparence, aucun plâtrage possible, l’ordure ôte sa chemise, dénudation absolue, déroute des illusions et des mirages, plus rien que ce qui est, faisant la sinistre figure de ce qui finit. Réalité et disparition […]. Un égout est un cynique. Il dit tout.
Cette sincérité de l’immondice nous plaît, et repose l’âme. Quand on a passé son temps à subir sur la terre le spectacle des grands airs que prennent la raison d’état, le serment, la sagesse politique, la justice humaine, les probités professionnelles, les austérités de situation, les robes incorruptibles, cela soulage d’entrer dans un égout et de voir de la fange qui en convient.
[…] l’histoire passe par l’égout. […]. Les grands assassinats publics, les boucheries politiques et religieuses, traversent ce souterrain de la civilisation et y poussent leurs cadavres. […] On y respire la fétidité énorme des catastrophes sociales […]. Il coule là une eau terrible où se sont lavées des mains sanglantes.
L’observateur social doit entrer dans ces ombres. Elles font partie de son laboratoire. La philosophie est le microscope de la pensée. Tout veut la fuir, mais rien ne lui échappe. Tergiverser est inutile. […] La philosophie poursuit de son regard probe le mal, et ne lui permet pas de s’évader dans le néant. Dans l’effacement des choses qui disparaissent, dans le rapetissement des choses qui s’évanouissent, elle reconnaît tout. Elle reconstruit la pourpre d’après le haillon et la femme d’après le chiffon. Avec le cloaque elle refait la ville ; avec la boue elle refait les mœurs. […] Elle retrouve dans ce qui reste ce qui a été, le bien, le mal, le faux, le vrai […] »
Victor Hugo – Les Misérables, « L’histoire ancienne de l’égout » (1862)