Quand, on ne peut plus donner sa vie, il ne reste plus qu’à la conserver.
En tant qu’il commande un respect absolu, le sacré se trouvait anciennement placé au-dessus de la vie. C’est pourquoi il pouvait, le cas échéant, réclamer le sacrifice de celle-ci. Comment la vie nue en est-elle venue à prendre elle-même la place du sacré ? Au point que sa conservation, comme l’a montré la crise engendrée en 2020 par l’épidémie de coronavirus, semble bien être devenue le fondement ultime de la légitimité de nos gouvernements. Que cela apprend-il du rapport des populations à la politique, au pouvoir ? À quelles servitudes nous disposons-nous, si nous accordons à la « vie » la position suprême ?
Gallimard (Tracts) – consulter un extrait
Le 12.10.2020, le Cercle Aristote avait l’honneur de recevoir le mathématicien, philosophe, essayiste et romancier Olivier Rey pour une conférence intitulée « l’idolâtrie de la vie » basée sur son dernier ouvrage disponible dans la collection Tracts des éditions Gallimard.
Comment la vie en est-elle venue à prendre la place du sacré ? Comme l’a montré la crise engendrée en 2020 par l’épidémie de coronavirus, sa conservation semble bien être devenue le fondement ultime de la légitimité de nos gouvernements. Que cela apprend-il du rapport des populations à la politique, au pouvoir ? À quelles servitudes nous disposons-nous, si nous accordons à la « vie » la position suprême ? Le mathématicien et philosophe Olivier Rey présente son ouvrage « L’idolâtrie de la vie » publié dans la collection Tracts de la maison Gallimard.
Dans ce tract paru chez Gallimard, le mathématicien et philosophe montre que « vie nue » est pour nous une idole, ce qui s’est fortement exprimé pendant le confinement et qui nous maintient dans un cercle vicieux de dépendance.
Un surcroît d’indignation, qu’il vienne du camp du Bien ou de ceux qui sont étiquetés comme des réactionnaires, qu’il vienne des dirigeants qui ne dirigent plus grand-chose mais sont plutôt gouvernés par l’air du temps ou de ces dirigés qui confondent l’engagement civique avec les épanchements narcissiques, n’est aujourd’hui d’aucun secours. Il est puéril. Olivier Rey, par une pensée mesurée qui n’a rien d’une pensée tiède, est l’un des rares auteurs à nous élever par la hauteur de sa réflexion autant que par son sens de l’humilité. Le mathématicien et philosophe, penseur de la modernité, fait paraître dans la collection des tracts de Gallimard un texte bien écrit et très précieux. L’idolâtrie de la vie : le titre dit bien la corruption qui fit tomber la vie telle qu’elle était sous la transcendance chrétienne (« Je suis la vie » dit Jésus) jusqu’à à cette « vie nue », sans surplomb lui donnant sens et consistance, qu’on exaltait sans discernement après les attentats de novembre 2015.
L’histoire et la philosophie, bien trop absentes des « tracts de crise » de Gallimard, tiennent une bonne place dans ces dizaines de pages qu’on imagine mûrement réfléchies par son auteur. Olivier Rey attaque d’emblée son tract par ce qui n’avait quasiment pas été abordé pendant des semaines et des semaines de parution : la disproportion entre la létalité du Coronavirus et le « confinement » généralisé. Sur ce point, comme en d’autres, l’auteur questionne l’évolution des mentalités. « Jusqu’à une date récente dans l’histoire humaine, écrit-il, l’épidémie que nous connaissons « aurait affecté l’humanité autant qu’une vaguelette trouble la surface de l’océan ».
Le tournant eut lieu au XVIIIème siècle, celui des Lumières et de l’économie politique promettant, par la voix d’Adam Smith notamment, le bonheur à chacun par l’assouvissement de ses désirs. Auparavant, le pouvoir royal n’était pas remis en cause par les famines, même les plus graves d’entre elles. L’ordre des choses, pensait-on, faisait alterner les bonnes et les mauvaises années. Il assurait par la même occasion une régulation de la démographie. L’administration royale, à partir du XVIIIème siècle, chercha à anticiper les disettes pour mieux y remédier. Elle parvint à les atténuer, mais amena aussi, en retour et bien malgré elle, l’opinion à imputer au gouvernement le défaut de subsistances. Là se trouve la cause, d’après Olivier Rey, de la Révolution française. Le manque de nourriture de 1789 n’avait pas d’équivalence avec la famine de 1693-1694 ou avec celle de 1709, mais elle provoqua le désordre et la violence que l’on sait. Le philosophe en tire une loi (je cite) : « plus le pouvoir central porte secours aux citoyens, plus ceux-ci sont enclins à lui reprocher les maux dont ils souffrent ». Ils lui prêtent une toute-puissance qu’il n’a pas, ou en tout cas réagissent comme s’il avait les moyens de tout faire. Les reproches, alors, pleuvent : « mauvaise volonté », « corruption », « incurie », « incompétence », « gabegie ».
Ainsi Olivier Rey explique-il l’acharnement du gouvernement d’Edouard Philippe à dire que la situation était « sous contrôle », quitte à affirmer, contre le bon sens, que les masques qu’ils ne pouvaient pas fournir n’avaient aucune utilité. En face : des plaintes qui font craindre, comme le dit l’auteur, un « Nuremberg » du Covid-19, analogie soulignant bien la discordance entre l’évènement et la réaction qu’elle a suscité. Olivier Rey rappelle l’évidence qu’il est « humainement impossible de se prémunir efficacement » contre toute menace qui pourrait s’abattre sur le monde en général et les pays en particulier. Il écrit aussi que les mêmes qui s’indignent aujourd’hui du manque de masques auraient été les premiers à accabler leurs dirigeants s’ils avaient commandé une pléthore de dispositifs médicaux par prévention plutôt que de faire le choix d’investir dans un autre domaine.
Plus subtilement, Olivier Rey juge que la décision de confiner, et par conséquent d’arrêter l’activité économique, n’était pas si anti-économique que cela. Les gouvernants, dans le cas contraire, auraient (je cite) : « porté atteinte au contrat social implicite qui permet à l’économie de fonctionner », celui qui met l’accent sur l’individu plutôt que sur la communauté. La santé de quelques-uns exigeait donc l’arrêt de tous. Autrement dit : « selon une contradiction interne imprévue du système, écrit Olivier Rey, c’est le bien supérieur de l’économie qui exigeait la mise à l’arrêt de l’économie ».
Olivier Rey semble, par contre, aller un peu trop loin quand il estime que reprocher au gouvernement de ne pas avoir donné assez d’argent à l’hôpital est un argument faiblard, de l’ordre, mineur, des « ajustements ». Certes, l’argent ne peut être mis partout, mais celui gaspillé dans la décentralisation ou inutilement dépensé pour l’école (qui peut très bien renouer avec sa fonction sans autant de dépenses qu’actuellement) aurait, bien plus logiquement, pu aller aux hôpitaux et à la politique étrangère par exemple. « Globalement, précise Olivier Rey, il n’y a pas de sens à s’emporter contre l’« horreur économique » et, en même temps, à réclamer davantage de lits de réanimation à l’hôpital, car c’est la continuation de la première qui autorise la multiplication des seconds » par les moyens qu’elle alloue. Cet argument du philosophe se comprend davantage quand il est resitué dans une réflexion sur le long terme, en l’occurrence, pour l’hôpital, dans une réflexion visant à en refaire le lieu où le soin est artisanal et non pas soumis aux critères industriels. En tirer toutes les conclusions, cela revient à accepter un « moins » médical, qu’Olivier Rey oppose à la logique du « toujours plus », en ayant en tête que les progrès sanitaires les plus appréciables, selon l’auteur, ont été accomplis grâce à des dispositifs très simples d’hygiène publique et à des médicaments de base, parmi lesquels les vaccins et les antibiotiques (dont la production réclame, par contre, une industrie chimique de qualité).
Le plus intéressant du tract d’Olivier Rey tient, cependant, au miroir qu’il nous tend et dans lequel nous pouvons voir des êtres ultra dépendants. Les consommateurs veulent être fournis en toute chose, plutôt que de faire par eux-mêmes, ce qui les rendraient davantage humains. Moins les parents, les familles et les communautés sont autonomes, plus l’Etat prend leur place. Ce que dit Olivier Rey rappelle les réflexions de l’historien Christopher Lasch sur ce qu’il appelait, après d’autres, « l’Etat thérapeutique » ou « l’Etat libéral ». A mesure que l’école est chargée de fonctions qui lui étaient étrangères (transmettre des savoir-être, le « vivre-ensemble », sensibiliser au « développement durable » etc), elle devient impuissante, car les moyens, mêmes importants, ne peuvent pas suivre. De la même façon, le « système de santé », en devenant toujours plus grand, doit désormais jouer le rôle d’un « guérisseur universel ». Pour l’école comme pour la médecine, les attentes enflent à l’infini. Il leur est demandé de résoudre tous les problèmes. « Jadis, écrit Oliver Rey en reconnaissant que la formule est un peu excessive, la mort était le terme nécessaire de la vie terrestre, que la médecine pouvait dans certains cas retarder. Aujourd’hui, la mort est un échec du système de santé ».
Pour éclairer encore davantage tous ces changements, Olivier Rey remonte aux guerres de religion et à leurs conséquences. Il reprend l’expression de Marcel Gauchet, de « sortie de la religion » pour signifier que la fin de l’institution et de la structuration des sociétés, mais également des esprits, par la religion, autrement dit ce qu’on appelle la « sécularisation » de l’espace public et des esprits, changea le rapport à la vie. La religion impliquait l’attente, tandis que la « vie nue », sans sacré en surplomb qui nécessite de se sacrifier pour lui le cas échéant, se concentre sur la vie présente et sur les activités économiques. Le sens de la santé en fut aussi changé. Elle n’est plus « l’union de l’âme et du corps » mais l’ « activité spontanée propre aux êtres organisés » comme on peut le lire dans les dictionnaires à plusieurs siècles de distance. Entre-temps, les morts ont été rejeté sur le côté au nom de l’hygiène publique. L’auteur évoque notamment l’évacuation du cimetière des innocents en 1786 qui ouvre le XIXème siècle à travers les âges de Philippe Muray. Aujourd’hui, la crémation est de plus en plus fréquente et les cérémonies funéraires, comme religieuses d’ailleurs, ont été jugées « non essentielles » pendant le confinement.
Cette idolâtrie de la vie que l’’auteur constate aujourd’hui aurait connu un « puissant accélérateur » pendant la Grande guerre, avec tout ce qu’elle comptait de mort mécanique. « Quand on ne plus donner sa vie, il ne reste plus qu’à la conserver » écrit Olivier Rey. Cette vie d’après la sortie de la religion n’est néanmoins pas complètement coupée des mentalités passées. Olivier Rey a une formule superbe. La vie des temps chrétiens a laissé derrière elle, écrit-il, une grande « quantité de religiosité errante en quête de point de fixation ». La vie, ajoute-t-il, « s’est proposée comme un de ces points ». Mais la perte de la transcendance, l’inconsistance des « valeurs » qui n’impliquent aucun sacrifice et la solitude dans laquelle l’homme est laissé le font bien plus dépendre des organisations qui disent « protéger la vie » qu’ils ne le rendent autonome. La panique devant la souffrance et la mort en font, en outre, un être terriblement anxieux.
La dépendance dont parle Olivier Rey vaut aussi pour les technologies qui créent aujourd’hui davantage de problèmes qu’ils n’en résolvent. L’argument thérapeutique (« avec cette technologie, nous sauverons des vies ») sert à les faire passer en dernier ressort, alors que la question qui devrait nous guider est la même que celle posée par les Amish : « est ce que cette technique renforcerait le tissu de notre communauté ou au contraire le desservirait ? ». Le seul argument critique reçu désormais est, hélas, le plus souvent, celui du danger sanitaire d’une technologie pour l’individu, qu’on fait primer sur la communauté.
Tourner la page de tout ce qui a été évoqué jusqu’ici ne signifie pas, selon Olivier Rey, dépouiller les riches, ce qui ne serait qu’une modalité de l’envie. Cela ne veut pas dire non plus s’offrir aux technologies et au management qui ont tendance à empiéter toujours plus sur nos libertés. Contre les discours inconséquents et faciles, contre les bravades d’adolescent, Olivier Rey rend attentif à l’art perdu de souffrir et de mourir et au sens du tragique, dans l’idée qu’il y a des maux sans remèdes. Il nous faudrait, surtout, et les deux derniers points évoqués en sont des conditions, sortir aujourd’hui de notre ultra-dépendance, dont nous n’avons pas conscience. Cela commence, paradoxalement, par ne pas vouloir être son propre Dieu ni vouloir fuir ou « tuer » la mort. L’humilité n’empêche pas les grandes et nobles actions, bien au contraire.
Olivier Rey en duplex, mathématicien et philosophe, chercheur au CNRS, enseignant en philosophie à l’université Paris 1, qui publie » L’Idolâtrie de la vie » ( éditions Tracts Gallimard)