Le réactionnaire authentique

 

Nicolás Gómez Dávila, Le Réactionnaire authentique [Nuevos Escolios, 1986], trad. Michel Bibard, éd. Éditions du Rocher, coll. « Anatolia », 2005

« Le pur réactionnaire n’est pas un nostalgique qui rêve de passés abolis, mais le traqueur des ombres sacrées sur les collines éternelles. »

« Les hommes d’affaire écrivent aujourd’hui la musique de leur publicité sur des thèmes de gauche. »

« Gens de gauche et gens de droite ne font que se disputer la possession de la société industrielle. Le réactionnaire souhaite sa disparition. »

« Les révolutions se font pour changer la propriété des biens et le nom des rues. Le révolutionnaire qui ambitionne de changer la “condition de l’homme” finit fusillé comme contre-révolutionnaire. »

« Ou bien l’homme a des droits, ou bien le peuple est souverain. L’affirmation simultanée de ces deux thèses qui s’excluent réciproquement, c’est ce qu’on a baptisé libéralisme. »

« La vulgarité de la nouvelle bourgeoisie prospère fait regretter la vulgarité de l’ancienne bourgeoisie fortunée. »

« L’intégration croissante de l’humanité ne fait que lui faciliter le partage des mêmes vices. »

« On ne prend bien le pouls d’une civilisation que dans son architecture. »

« La plus grave accusation contre le monde moderne, c’est son architecture. »

« L’homme d’aujourd’hui est libre comme le voyageur perdu dans le désert. »

« Le barbare se contente de détruire ; le touriste profane. »

« Les musées sont la punition des touristes. »

« Les imbéciles ne renoncent jamais à une erreur tant qu’elle ne passe pas de mode. »

« Dans les sciences humaines on prend la dernière mode pour l’état ultime de la science. »

« Les imbéciles appellent “préjugés” les conclusions qu’ils ne comprennent pas. »

« Rien de plus dangereux que de heurter les préjugés de qui affirme en avoir aucun. »

« Pauvreté des âmes qui ne se sentent pas avant tout héritières du passé. »

« Les philosophes actuels sont cernés par plus de tabous que le sorcier primitif. »

« La liberté à laquelle aspire l’homme moderne n’est pas celle de l’homme libre, mais celle de l’esclave un jour de fête. »

« La liberté est un rêve d’esclaves. L’homme libre sait qu’il a besoin de soutien, d’aide, de protection. »

« Se rebeller contre l’inévitable et se résigner à l’évidence : c’est ce qui caractérise l’homme moderne. »

« La misère spirituelle est le prix de la prospérité industrielle. »

« Ce n’est pas livré au plein vent de l’univers que l’homme meurt de froid, c’est dans le palais de concepts que bâtit son intellect. »

« Au fond, il n’y a que deux religions : celle de Dieu et celle de l’Homme, et une infinité de théologies. »


Livre / Le réactionnaire authentique, de Nicolás Gómez Dávila (Boulevard Voltaire)

« Vivre avec lucidité une vie silencieuse, discrète, parmi les livres intelligents, et aimé de quelques êtres chers. » Une vie, sa vie, résumée en une formule. Des formules, des scolies ou aphorismes, c’est toute l’œuvre d’un génie trop peu connu. Œuvre magistrale, dense, étonnante, principalement constituée, non de textes, mais d’aphorismes, sorte de jalons d’une méditation lumineuse dans une modernité obscure et lourde.

Philosophe né il y a 100 ans à Bogota (18 mai 1913), il y est décédé en 1994. Colombien à l’immense culture européenne, il ne passa pourtant que quelques années de son adolescence sur le Vieux Continent, mais il en rapporta le meilleur : une curiosité intellectuelle insatiable, une solide culture classique, un amour des livres.

Plus besoin, dès lors, de voyages : avec l’aide d’un libraire autrichien, il se constitue une bibliothèque étonnante et une érudition effrayante. Protéiforme, inclassable, loin des systèmes philosophiques, comparable par certains côtés (autodidactisme, catholicisme traditionnel) à un Gustave Thibon, on pourrait le situer, peut-être, parmi les existentialistes chrétiens.

L’un de ses livres, disponible encore en France, s’intitule « Scolies pour un texte implicite ». Les Éditions du Rocher lui ont ajouté un sous-titre, plus vendeur, « Le réactionnaire authentique ». Ne vous fiez ni au titre, ni au sous-titre, ouvrez-le, au hasard, vous y verrez une réalité sombre et nue, dérisoire et piquante… notre monde. Chaque facette de la modernité ni décrite ou expliquée, mais comprise, simplement.

Dávila, c’est le poids des mots et leurs échos multiples, et le choc de ceux-ci contre notre âme. Toujours pertinent, parfois provocant, à lire et à relire. Au hasard : « L’Église a pu évangéliser la société médiévale parce que c’était une société de pécheurs, mais son avenir n’est pas prometteur dans la société moderne où tous se croient innocents. » Ou bien : « L’État moderne réalisera son essence lorsque la police, comme Dieu, sera témoin de tous les actes des hommes. » Et encore : « Le bourgeois est à gauche par nature et à droite par pure lâcheté. »

En écho à l’actualité, citons quelques autres de ses aphorismes : « Les concessions sont comme les marches de l’échafaud. » (Frigide, si tu entends…) « Le peuple n’est pas nécessairement vulgaire. Pas même dans une démocratie. Par contre, les classes supérieures d’une démocratie le sont nécessairement, parce que si ses membres ne l’étaient pas, ils ne se seraient pas élevés dans une démocratie. » (De Sarkozy à Hollande…) Et, en mémoire de la récente modification de la Constitution : « Le raciste s’exaspère, parce qu’il soupçonne, en secret, que les races sont égales ; l’antiraciste également, parce qu’en secret, il soupçonne qu’elles ne le sont pas. »

En guise de conclusion, n’oublions pas ces deux rappels : « L’intelligence est une patrie. » « Nous ne devons pas émigrer mais conspirer. »


Nicolas Gómez Davila – Le Réactionnaire authentique (Chronicart)

On sait peu de choses en France sur la vie et l’oeuvre de Nicolas Gómez Davila, dont ce Réactionnaire authentique est, après Les Horreurs de la démocratie, le deuxième livre traduit. Seuls quelques renseignements biographiques permettent de situer vaguement le personnage : né à Bogotá, en Colombie, en 1913, dans une famille aisée (son père est banquier et possède un commerce de tapis florissant) ; arrivée en France à l’âge de 6 ans ; malade, il ne fréquente pas l’école et reçoit l’enseignement de précepteurs qui lui donnent le goût de la philosophie et des langues anciennes ; il repart en Colombie au début des années 1930 et y demeurera jusqu’à sa mort, en 1994. La bibliothèque de sa maison, au 11 de la rue Carrera, passe pour l’une des plus belles de la région.

Quant à ses œuvres, elles ne se signalent ni par l’originalité de leurs titres (en version originale : Notas, Textos, Escolios), ni par leur démesure : l’essentiel tient dans une poignée de recueils d’aphorismes intitulés Scolies, Nouvelles scolies ou Autres scolies. « Scolie (nom féminin) : remarque grammaticale, critique ou historique faite dans l’antiquité sur un texte ». Là est toute l’originalité de la méthode choisie par Nicolas Gómez Davila : plutôt que d’écrire le texte qui décrirait sa pensée, le laisser à l’état « implicite » (c’est le mot qu’il emploie lui-même) et ne l’approcher qu’à travers de brefs commentaires dont l’accumulation permettrait de le saisir en creux. Il y en a 826 dans ce petit volume, écrits sans souci apparent de classement thématique ; la lecture complète ne prend guère plus d’une heure ou deux, mais semble pouvoir donner à méditer pour des semaines entières. C’est par la répétition et le retour circulaire à deux ou trois idées fondamentales que l’on cerne peu à peu le corps de la pensée de Gómez Davila : moins une doctrine qu’une position à l’égard du monde et de l’époque, moins un corps de principes qu’un  » certain regard  » sur les choses ; s’il y a une philosophie chez lui, c’est dans l’opposition aux idéologies dominantes qu’elle se laisse voir, pour ainsi dire négativement.

On peut tout de même y repérer quelques idées forces, à commencer par un aristocratisme absolu, un dégoût définitif pour l’égalitarisme démocratique, un catholicisme assumé et un profond ancrage dans l’idée de droit naturel et de hiérarchie des choses humaines ; le tout est offert en grand style dans des phrases d’une élégance proche de la perfection, qu’on pourrait lire pour la seule beauté de la langue. Le thème de la hiérarchie est omniprésent : « Ni l’infériorité n’est honteuse, ni la supériorité coupable », écrit Gómez Davila ; « Nier qu’il y a une hiérarchie entre les choses n’est jamais une conviction, mais une excuse ou un prétexte ».

Aucune occasion n’est manquée de railler le grégarisme de l’idéologie démocratique (« Avoir raison, selon le démocrate, signifie hurler avec les loups ») et de pointer la dangereuse absurdité du révolutionnarisme (« Le révolutionnaire ne découvre « l’esprit authentique de la révolution » que devant le tribunal révolutionnaire qui le condamne »). Mais au-delà du propos proprement politique, Le Réactionnaire authentique fourmille aussi de fulgurances époustouflantes sur l’art (« Toute œuvre d’art répond à une question qui ne la précède pas »), sur la littérature (« Savoir lire est la dernière chose qu’on apprend ») et, surtout, sur une époque qu’il regarde avec une ironie critique absolument jubilatoire.

Tout y passe : la destruction du langage (« Quand une langue se corrompt, ses locuteurs s’imaginent qu’elle rajeunit »), l’idéologie de la tolérance sympa (« Tolérer ne doit pas consister à oublier que ce que l’on tolère ne mérite que de la tolérance »), la pauvreté de l’alternative proposée (« Le capitalisme est la face vulgaire de l’âme moderne, le socialisme sa face assommante »). Ce qui étonne, c’est la facilité avec laquelle on trouve dans l’actualité immédiate une brassée d’exemples qui illustrent chaque scolie à la perfection, comme si elles avaient été conçues tout exprès pour la France de 2005 : des ravages de l’autofiction en littérature à la dictature de l’audimat et à l’abrutissement généralisé propagé par la culture audiovisuelle, rien qui ne puisse être vu à travers le texte de l’écrivain colombien (cette phrase qu’on aimerait envoyer à Florian Zeller : « Seul un talent littéraire médiocre est rentable à court terme »). Ici et là, une surprenante pointe d’humour froid émerge de la splendeur polie des aphorismes : « Dans la société qui s’esquisse, même la collaboration enthousiaste du sodomite et de la lesbienne ne nous sauvera pas de l’ennui ».

Au-delà des apparences, c’est malgré tout une pensée moins saisissable qu’il n’y paraît que révèlent ces pages : beaucoup crieront haro sur le réac et penseront s’en tirer avec un haussement d’épaules et un ricanement entendus, mais la pensée politique de Gómez Davila, absolument pas de gauche mais pas « simplement » à droite pour autant, s’avère en définitive extrêmement subtile, plus proche de la position des « anarchistes de droite » que des réactionnaires au sens classiques (Burke, de Maistre, Bonald, pour ne citer que ceux-là), plus littéraire, en fin de compte, que véritablement politique, plus radicale et intransigeante que pragmatique ou pratique. La tyrannie soft de la démocratie libérale moderne (politiquement correct, hyper-tolérance et bonheur imposé à tous les étages) trouve en tous cas en lui un contempteur parfait : nous croyons être libres et autonomes, nous sommes simplement suffisamment divertis pour oublier que nous sommes dominés. « La liberté à laquelle aspire l’homme moderne n’est pas celle de l’homme libre, mais celle de l’esclave un jour de fête ». Réactionnaire, Nicolas Gómez Davila ? Oui, mais sans la connotation caricaturale que prend aujourd’hui le mot : réactionnaire car non progressiste, réactionnaire car résolument hors de ce monde, porté à le haïr mais pas à le combattre. « Le pur réactionnaire n’est pas un nostalgique qui rêve de passés abolis, mais le traqueur des ombres sacrées sur les collines éternelles ».


« Si le réactionnaire n’a aucun pouvoir à notre époque, sa condition l’oblige à témoigner de son écœurement. » Voilà comment Nicolás Gómez Dávila défiait la domination et la censure du préjugé progressiste. Né à Bogotá en 1913, il y meurt en 1994. Sa formation intellectuelle et sa vie littéraire l’apparentent à Montaigne, Arthur Schopenhauer et Giacomo Leopardi – ses auteurs de prédilection. Un séjour en Europe avec son père, dans les années 1920, le dote d’un esprit cosmopolite. Une instruction confiée à des précepteurs, hellénistes et latinistes, fait de lui un connaisseur des grands textes théologiques et philosophiques. Une vie solitaire, dans sa maison de Bogotá, consacrée à la lecture et à la méditation, l’amène à écrire une œuvre gigantesque – des centaines d’aphorismes groupés en volumes intitulés Scolies, Nouvelles scolies, Autres scolies pour un texte implicite.

Avec cet art d’en dire le moins pour penser plus, Gómez Dávila affichait son refus d’être un intellectuel. Estimant que les « questions métaphysiques ne tourmentent pas l’homme afin qu’il les résolve mais qu’il les vive », il tenait pour lui que la seule cause digne d’un combat demeurait celle des mots, du sens qu’ils offrent à la méditation. C’est comme gardien du verbe qu’il se qualifiait lui-même de penseur « réactionnaire ». Non de « conservateur ». En cette époque « insurgée contre Platon », que peut-on conserver ? À mesure que la planète se couvre de déchets industriels et urbains, l’essentiel – la pensée contemplative, le goût des œuvres, la conversation – a fini, broyé, dans les casses du modernisme – les universités, les médias et les bureaucraties politiques.

Pour résister en vaincu au triomphe de la vulgarité langagière et spirituelle de la démocratie de masse, Gómez Dávila n’avait d’autre choix que le style. Peu lui souciait d’être compris : « Pour punir une idée, les dieux la vouent à enfiévrer les imbéciles. » Il « chouannait » seul, armé d’une plume trempée dans le métal dur et souple de l’ironie. L’impertinence fut le désespoir de sa politesse. Le lire serait une belle façon de la lui rendre.


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