Simone Weil : la vérité pour vocation

Simone Weil : la vérité pour vocation (Le Comptoir)

Il y a cent dix ans, le 3 février 1909, naissait Simone Weil, le « seul grand esprit de notre temps » selon Camus. Philosophe, professeur, syndicaliste, ouvrière, engagée sur le front d’Espagne, résistante… En seulement trente-quatre années d’existence, Weil fut de tous les combats de son temps. Des syndicalistes révolutionnaires à Georges Bernanos, des anarchistes de Catalogne aux dominicains, de Boris Souvarine à Gustave Thibon, Weil fascine partout où elle passe, à toute vitesse. Cet ouragan de la pensée emporte tout sur son passage, impressionne autant qu’il agace, et laisse désarmé tout lecteur non aguerri. De cette vie brûlée, consumée, on retiendra quelques principes non négociables : la primauté de l’esprit sur la force du collectif, la lutte pour la liberté et la dignité des peuples, la nécessité d’être toujours du côté des faibles, l’amour du Christ sans la soumission à l’Église… Et, par-dessus tout, la quête de la vérité et la nécessité d’accorder, toujours, pensée et action.

 

Par le

« Toujours courant devant. » C’est ainsi que parlait d’elle Alain, son maître de philosophie à Henri-IV. Simone Weil est en avance, c’est sa principale caractéristique. En avance dans les études, élève surdouée, parmi les premières femmes à suivre la voie de l’excellence à la française – classe préparatoire, Henri-IV, ENS, agrégation. En avance sur son temps, quand elle anticipe l’aporie que constitue le productivisme, la destruction du travailleur par le travail taylorisé, l’injustice de la situation des peuples colonisés, le malheur du déracinement… Mais en avance aussi dans la pensée. Simone Weil, philosophe, ne crée pas de système, de grands concepts. Elle ne fait pas commerce de sa philosophie ; elle n’a pas le temps. Ce qu’elle veut avant tout, c’est comprendre. À 14 ans, après une crise existentielle qui la mène presque au suicide, elle décide d’orienter toute sa vie selon un principe unique : la recherche de la vérité. Et parce qu’elle sait qu’elle mourra tôt, cette jeune fille malingre, souffreteuse, aux migraines atroces, n’a pas une seconde à perdre : chaque ligne écrite, chaque expérience vécue ne sera que le cheminement sans concession d’une pensée menée par l’attention, la « prière de l’esprit ». Et parce que derrière le vrai, la philosophe platonicienne englobe « la beauté, la vertu, et toute espèce de bien », sa vie sera désormais entièrement orientée vers les plus pauvres. « Depuis l’enfance, mes sympathies se sont tournées vers les groupements qui se réclamaient des couches méprisées de la hiérarchie sociale », écrira-t-elle, bien des années plus tard, à Georges Bernanos.

Non pas avec les pauvres, mais parmi eux

Toute sa vie, cette jeune fille issue de la bourgeoisie a refusé le confort, l’argent, les privilèges. Enfant, elle envoie son sucre et son chocolat aux soldats du front. Étudiante, elle s’oppose à Simone de Beauvoir : « Elle m’intriguait, à cause de sa réputation d’intelligence et de son accoutrement bizarre, raconte De Beauvoir dans ses Mémoires. Une grande famine venait de dévaster la Chine, et l’on m’avait raconté qu’en apprenant cette nouvelle, elle avait sangloté : ces larmes forcèrent mon respect plus encore que ses dons philosophiques. J’enviais un cœur capable de battre à travers l’univers entier. Je réussis un jour à l’approcher. Je ne sais plus comment la conversation s’engagea ; elle déclara d’un ton tranchant qu’une seule chose aujourd’hui comptait sur terre : la Révolution qui donnerait à manger à tout le monde. Je rétorquai, de façon non moins péremptoire, que le problème n’était pas de faire le bonheur des hommes, mais de trouver un sens à leur existence. Elle me toisa : “On voit bien que vous n’avez jamais eu faim”, dit-elle. Nos relations s’arrêtèrent là. Je compris qu’elle m’avait cataloguée “une petite bourgeoise spiritualiste” et je m’en irritai. »

Nommée professeur au lycée au Puy-en-Velay en 1931, Weil distribue à qui veut sa paye d’agrégée, ne souhaitant garder que le traitement d’une enseignante débutante. Sur place, elle prend parti pour les chômeurs employés à casser des pierres devant son lycée. Qu’elle leur serre la main et s’affiche avec eux choque déjà une majorité de personnes. Mais quand elle porte leurs revendications à la mairie, quand elle défile avec eux dans les rues, la presse locale voit rouge et n’a pas de mots assez durs contre cette « militante de Moscou », cette « Vierge rouge de la tribu de Lévi, [qui] a endoctriné les malheureux par elle égarés ». Ni l’antisémitisme de ces attaques, ni les convocations par la police ou l’inspection académique n’ont raison de sa détermination. Au rectorat qui la menace de renvoi, elle réplique, provocatrice : « J’ai toujours considéré la révocation comme le couronnement normal de ma carrière. » Dans le bulletin du Syndicat national des instituteurs de Haute-Loire, elle ironise : « L’administration universitaire est en retard de quelques milliers d’années sur la civilisation humaine. Elle en est encore au régime des castes. Il y a pour elle des intouchables, tout comme dans les populations arriérées de l’Inde. […] Nous demandons à l’administration un règlement précis qui indique exactement dans quelles conditions chaque catégorie du corps enseignant a le droit de fréquenter les membres de telle ou telle couche sociale. »

L’expérience du malheur

Quelques années plus tard, Weil s’engage à l’usine. Non pas en vue de faire du prosélytisme, à la sauce des établis de 1968, mais pour vérifier ses intuitions, réunies quelques mois auparavant dans ses Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale. Déjà, elle met en garde contre le travail à la chaîne, si déshumanisant qu’il tue dans l’œuf toute idée de développement personnel par le labeur. Déjà, elle pressent que le progrès technique, vanté unanimement, « n’a apporté aux masses que la misère physique et morale », qu’au nom de toujours plus de production industrielle, on a organisé l’oppression des travailleurs, soumis à la rationalisation et à l’hyper-spécialisation. Déjà, elle sait que pour libérer les ouvriers, il faudra détruire « le régime de la production moderne, à savoir la grande industrie ». Mais elle veut sentir, non pas savoir. Souffrir, non deviner. La philosophe en est sûre : « Tant qu’on ne s’est pas mis du coté des opprimés pour sentir avec eux, on ne peut pas se rendre compte. » Fin 1934, elle entre donc à l’usine : chez Alsthom comme ouvrière sur presse ; aux forges J.-J. Carnaud de Basse-Indre où elle travaille à la chaîne, et chez Renault, comme fraiseuse. Elle vit l’expérience intensément : elle déménage dans un tout petit appartement, ne vit que de sa solde de travailleuse, traverse Paris le ventre vide à la recherche de travail lors des périodes de chômage…

À l’usine, elle note chaque impression dans son journal. « Pointer, s’habiller, sortir de l’usine, le corps vidé de toute énergie vitale, l’esprit vide de pensée, le cœur submergé de dégoût, de rage muette, et par-dessus tout cela d’un sentiment d’impuissance et de soumission. » L’épuisement la prend, tant et si bien qu’il devient plus confortable d’arrêter de penser, pour ne plus souffrir. Très vite, sa faible constitution lui joue des tours : elle est exténuée, affamée, malade. « J’ai reçu là et pour toujours la marque de l’esclavage », racontera-t-elle au père dominicain Joseph-Marie Perrin. Mais désormais, elle sait. Le contact avec le malheur a également été celui avec la vérité. Elle sait que la révolution ne viendra pas de ces êtres abrutis par le travail, ces déracinés soumis à la cadence des machines, qui perdent la notion du temps et de l’espace. Elle sait que la camaraderie n’a lieu qu’au prix d’efforts exceptionnels ; le reste du temps, le travailleur est isolé, silencieux – la solidarité entre esclaves n’existe pas. Elle sait l’injustice des ordres et réprimandes, le flot de colère qui prend aux tripes, la perte de dignité, l’humiliation qui n’entraîne jamais la révolte. Même elle, un esprit fort pensait-elle, a fini par faire montre d’une « docilité de bête de somme résignée ». Les ouvriers prêts à se consacrer tout entiers à la révolution, ça n’existe pas. Les révolutionnaires-en-chef des partis et des syndicats sont à côté de la plaque. « Quand je pense que les grrrands (sic) chefs bolcheviks prétendaient créer une classe ouvrière libre et qu’aucun d’eux – Trotski sûrement pas, Lénine, je ne crois pas non plus – n’avait sans doute mis le pied dans une usine et par suite n’avait la plus faible idée des conditions réelles qui déterminent la servitude ou la liberté pour les ouvriers – la politique m’apparaît comme une sinistre rigolade », ironise-t-elle.

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L’adieu à la révolution

La politique, elle avait essayé d’en faire, plus jeune, notamment en intégrant le Syndicat national des instituteurs ou avec les syndicalistes révolutionnaires. Jamais en tant que meneuse, évidemment, mais en prônant l’unité syndicale, en faisant ce qu’elle sait faire : enseigner. Professeur au Puy, elle se rend chaque semaine à Saint-Étienne, à trois heures de là, pour donner des cours de français et de culture générale à des mineurs. Comme Marx, elle est persuadée qu’il faut abolir la distinction entre travail manuel et travail intellectuel. Rien ne lui est plus insupportable que d’imaginer un mouvement ouvrier dominé par les savants. « Aussi n’est-ce pas en leur inspirant le mépris de la culture, qualifiée à cet effet de bourgeoise, qu’il faut libérer les travailleurs de la domination des intellectuels, écrit-elle. Cela ne signifie pas que les travailleurs doivent repousser l’héritage de la culture humaine ; cela signifie qu’ils doivent se préparer à en prendre possession, comme ils doivent se préparer à prendre possession de tout l’héritage des générations antérieures. Cette prise de possession, c’est la Révolution elle-même. »

Mais rapidement, dès 1932, sa confiance dans le syndicat s’ébranle, sa foi en la Révolution se consume. Avant son voyage en Allemagne, elle se sentait déjà « de moins en moins moscoutaire ». Mais outre-Rhin, la rupture est définitive. En plein marasme économique, entre chômage et montée du nazisme, elle a vu l’attitude déplorable du KPD, totalement soumis aux ordres de Moscou, lequel n’a qu’une crainte : qu’un mouvement révolutionnaire sérieux se développe en Allemagne et renforce l’opposition russe dans sa lutte contre la dictature bureaucratique soviétique. Le mensonge révolutionnaire du NSDAP a alors tout loisir de prospérer, et Hitler d’en profiter. De retour en France, Weil dresse le tableau de ce qu’elle a vu en Allemagne dans des articles. Mais ses critiques du KPD, et au-delà de l’URSS, sont accueillies fraîchement par ses camarades de lutte. Dans son article « Perspectives : allons-nous vers la révolution prolétarienne ? », elle se montre impitoyable. « Nulle part sur la surface du globe, y compris le territoire russe, il n’y a de Soviets [ou] de parti communiste proprement dit », assène-t-elle. Pour elle, les promesses originelles des bolcheviques ont été trahies : à la liberté de la presse, d’expression et à la démocratie multipartite, n’ont succédé que le Goulag, la déportation et le Parti unique. Marx avait tort quand il annonçait la fin de l’exploitation avec la disparition du capitalisme : le communisme a bel et bien chassé la bourgeoisie du pouvoir et des usines, mais pour la remplacer par une bureaucratie inhumaine, dictatoriale et toute-puissante – en un mot : l’oppression.

Les luttes intestines, les tendances démultipliées, l’embrigadement et la tendance à la pensée unique convainquent peu à peu Weil qu’il ne faut rien espérer de la politique et que la révolution n’est qu’un « mot magique », « pour lequel on tue, pour lequel on meurt, pour lequel on envoie les masses populaires à la mort, mais qui n’a aucun contenu ». Elle s’éloigne des syndicalistes révolutionnaires – « J’étouffe dans ce mouvement révolutionnaire aux yeux bandés », écrit-elle à Urbain Thévenon – et se rapproche de Boris Souvarine, communiste repenti exclu du Parti en 1924, qui voit en Weil le « seul cerveau que le mouvement ouvrier ait eu depuis des années ». Elle ne cessera cependant jamais de s’intéresser aux travailleurs, on la retrouve auprès des ouvriers dans les usines qu’ils occupent en 1936, où elle décrit cette « joie pure » qu’il y a à défier le patronat, à stopper les machines, à se réapproprier les lieux. Mais Weil se tiendra, toute sa vie, à ce qu’elle pressent : les revendications salariales, les petites améliorations sociales, ne sont rien si l’organisation du travail continue de déshumaniser l’homme.

Sur le seuil de l’Église

Difficile de dresser un portrait de Simone Weil sans évoquer l’étrange chrétienne qu’elle fut. Chrétienne par inadvertance, par hasard pourrait-on dire. D’origine juive mais parfaitement athée, Weil n’entre en effet en religion qu’après que le Christ l’a prise – ce sont ses mots. Trois expériences mystiques la conduisent à accorder son amour au Christ. Mais elle lui refuse encore son intelligence : elle se lance alors dans des recherches abyssales pour remonter aux sources de la religion, de toutes les religions. Hors de question pour elle d’embrasser le dogme catholique (dont elle se sent le plus proche), de se plier aux injonctions de l’Église : si son amour pour le Christ est inébranlable, elle va également puiser du côté des Pythagoriciens grecs, du Tao chinois, de la Bhagavad-Gita indienne, des Cathares…

Après toutes ces lectures, elle en arrive à la conclusion que la quête de sa vie, la Vérité, ne peut aboutir que dans le surnaturel. Mais elle refuse au christianisme une primauté spirituelle dans l’histoire, l’espace ou le temps ; elle ne souhaite que faire dialoguer entre elles toutes les doctrines qui l’inspirent, en évitant le piège du syncrétisme : chaque religion est la seule vraie, assure-t-elle. Voilà qui fâchera nombre de théologiens : quelle est donc cette chrétienne qui pense que les vérités contenues dans l’Évangile ont été connues par les civilisations qui l’ont précédé, qui affirme que « Dionysos et Osiris sont d’une certaine manière le Christ lui-même » ? Pour elle, il est non seulement hors de question de faire primer une religion sur l’autre mais, qui plus est, il est primordial que le christianisme renoue avec les cultures païennes pour dépasser la crise spirituelle de la civilisation européenne actuelle. « Pour que le christianisme s’incarne vraiment, pour que l’inspiration chrétienne imprègne la vie tout entière, il faut reconnaître au préalable qu’historiquement, notre civilisation profane procède d’une inspiration religieuse qui, bien que chronologiquement pré-chrétienne, était chrétienne en son essence. » Sa vision se trouve résumée en cette formule : « Il n’y a point le point de vue chrétien et les autres, mais la vérité et l’erreur. Non pas : ce qui n’est pas chrétien est vrai, mais : tout ce qui est vrai est chrétien. »

À son grand regret, Simone Weil ne recevra jamais le baptême – elle est beaucoup trop hérétique pour ça, estiment les nombreux hommes d’Église qu’elle consulte. D’autant plus qu’elle se montre particulièrement virulente vis-à-vis de l’Église-institution, en témoigne sa fameuse « Lettre à un religieux » de novembre 1942. Outre sa détestation de l’Ancien Testament (dont le Dieu jaloux et cruel lui semble à des années-lumière du message du Christ), elle dénonce l’Inquisition et les croisades, rappelant que personne n’aime les missionnaires armés. Elle s’oppose aussi à l’excommunication de qui ne croit pas dans les clous : les formules comme « anathema sit » ou « hors de l’Église, point de salut » la hérissent au plus haut point. Pour Weil, « il y a, depuis le début, ou presque, un malaise de l’intelligence dans le christianisme », et, « partout où il y a malaise de l’intelligence, il y a oppression de l’individu par le fait social, lequel tend à devenir totalitaire ». Et de déplorer : « Tout se passe comme si avec le temps, on avait regardé non plus Jésus, mais l’Église comme étant Dieu incarné ici-bas. » Le seule petite différence, objecte-t-elle, étant que « le Christ était parfait, au lieu que l’Église est souillée de quantité de crimes ».

S’exposer, à n’importe quel prix

Simone Weil n’est pas raisonnable. De faible constitution, d’une maladresse innommable, elle est pourtant d’une volonté sans faille, et chaque injustice est un combat à mener. Ainsi, quand en 1936, l’Espagne bascule dans la guerre civile, elle contacte la Confédération nationale du travail (CNT) et se fait engager dans le groupe international de la colonne anarchiste Durruti. Mais qu’allait faire cette pacifiste acharnée, qui soutient ardemment la politique de non-intervention de Blum, sur le front ? « Je n’aime pas la guerre, écrit-elle à Georges Bernanos en 1938. Mais ce qui m’a toujours fait horreur dans la guerre, c’est la situation de ceux qui se trouvent à l’arrière. Quand j’ai compris que, malgré mes efforts, je ne pouvais m’empêcher de participer moralement à cette guerre, c’est à dire de souhaiter tous les jours, toutes les heures, la victoire des uns, la défaite des autres, je me suis dit que Paris était pour moi l’arrière. » Pacifiste officielle et belligérante à titre personnel, donc. Paradoxes ? Contradictions ? Weil est un esprit compliqué, dont les convictions peuvent s’entrechoquer souvent. L’insoumission est certainement à ce prix.

Mais justice et vérité ne font qu’un dans sa vocation intérieure. Ainsi, quand elle réalise que ses « camarades » mettent impitoyablement à mort, elle s’offusque. Combattre la force par la force est un leurre, l’emploi de mauvais moyens ne conduit jamais à la bonne fin. Les exécutions l’horrifient d’autant plus qu’elle sent le goût du sang proliférer en chacun, même les plus honnêtes, même elle. « Les crimes me faisaient horreur, mais ne me surprenaient pas ; j’en sentais en moi-même la possibilité ; c’est même parce que j’en sentais en moi-même la possibilité qu’ils me faisaient horreur », écrira-t-elle plus tard au père Perrin. De retour en France (elle s’est gravement brûlé le pied dans une bassine d’huile), c’est avec l’écrivain Georges Bernanos qu’elle choisit de partager ses souvenirs espagnols. Bernanos, d’abord favorable à Franco les trois premiers mois qui suivent le soulèvement ; Bernanos, dont le fils Yves s’engage dans la Phalange avant de déserter ; Bernanos, qui dénoncera les crimes franquistes et la complicité du clergé dans un essai retentissant, Les Grands Cimetières sous la lune (1938). À ce même Bernanos et sans aucune autre considération que l’honnêteté intellectuelle, Weil confie : « Depuis que j’ai été en Espagne, que j’entends, que je lis toutes sortes de considérations sur l’Espagne, je ne puis citer personne, hors vous seul, qui, à ma connaissance, ait baigné dans l’atmosphère de la guerre espagnole et y ait résisté. Vous êtes royaliste, disciple de Drumont – que m’importe ? Vous m’êtes plus proche, sans comparaison, que mes camarades des milices d’Aragon – ces camarades que, pourtant, j’aimais. »

Face au désespoir

Quand débute la Seconde Guerre mondiale, Weil prend conscience de la plus grande erreur de sa vie. Son pacifisme jusqu’au-boutiste, qui la fit munichoise, sûre qu’un accord avec Hitler serait préférable à tout conflit armé, l’a écartée de la justice. Est-ce le remords qui la pousse à s’engager dans la Résistance ? Le revirement est spectaculaire : alors que nombre de ses anciens camarades pacifistes plongent dans la collaboration, elle veut se battre, au sens propre comme au sens figuré. Ayant rejoint Marseille, elle distribue les Cahiers du Témoignage chrétien et devient le pivot d’un réseau de résistance local.

Mais un élément l’empêche de s’engager autant qu’elle le voudrait : ses parents, en tant que Juifs, sont en danger, elle doit les mettre à l’abri. Elle les accompagne alors jusqu’à New York et cherche par tous les moyens à revenir en France. Le seul biais est alors Londres, qu’elle gagne en décembre 1942. Sur place, elle rejoint les forces de la France libre de De Gaulle, convaincue qu’on la laissera mettre en place ce projet génial qu’elle fomente depuis 1940 : la création d’un groupe d’infirmières de première ligne, qui dispenseraient des soins aux soldats sur le front ; groupe dont elle serait évidemment membre. Qu’on la parachute, sur-le-champ, pour qu’elle aille défendre son pays comme il se doit ! Au QG des Forces libres, elle inspire autant de pitié que d’agacement : cette volonté de sacrifice est grotesque, dangereuse pour les autres qui plus est ! « Cette femme est folle », conclut De Gaulle. Jamais on n’accédera à ses demandes, répétées jusqu’à ce que le désespoir prenne le pas sur sa santé. Il faut dire que depuis que la France est engagée dans le conflit, Weil se prive. À Marseille, elle refuse d’avoir plus de nourriture que les Indochinois du camp d’à côté. À New York et à Londres, elle se cantonne à la nourriture que permettent ses tickets de rationnement (qu’elle distribue sans compter). Quand on lui diagnostique une tuberculose, ses forces sont donc considérablement réduites.

La mort de Weil, le 24 août 1943, est souvent résumée à un suicide par privation de nourriture. Mais cette conclusion, romantique s’il en est, fait trop facilement fi des faits (ses proches lors des derniers moments confirment qu’elle tentait de s’alimenter) mais surtout, de la force de caractère de la philosophe. Ce qui semble l’avoir tuée, bien plus que la sous-nutrition, c’est le désespoir dans lequel l’a plongée cette interdiction d’aller se battre, cette impossibilité de poursuivre, jusqu’au bout et quels qu’en soient les risques, sa vocation intérieure.

Nos Desserts :


La pensée et la trajectoire fulgurante de Simone Weil (1909-1943) demeurent largement méconnues au-delà d’un cercle de spécialistes. Figure intellectuelle incontournable  du XXe siècle, dont Albert Camus édita une grande partie de l’œuvre après sa mort, elle fut également une femme de combat. Impliquée dans les luttes et les débats de son temps, elle a marqué de son empreinte la culture politique de la gauche. Comment la philosophe a-t-elle forgé ses conceptions politiques dissidentes ? Pourquoi l’expérience directe de la lutte et des barricades l’a de part en part façonnée ? Comment a-t-elle remodelé des thèmes traditionnellement conservateurs comme l’héritage et l’enracinement ?

Dans un essai magistral, intelligent et poétique, la journaliste Ludivine Benard révèle le visage d’une femme qui vécut selon des principes qui ne la prédestinaient qu’à un seul but : la recherche de la vérité. Voici Simone Weil, rien que Simone Weil.

 


Sur le plateau d’Interdit d’interdire :– La journaliste Ludivine Benard pour son livre sur Simone Weil «La vérité pour vocation» aux éditions de l’escargot


«Toute sa vie, Simone Weil se refuse à toute doctrine: elle n’est que du côté de la vérité» (Le Figaro)

FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN – Dans un très bel essai La vérité pour vocation, la journaliste Ludivine Bénard revient sur la trajectoire et la pensée aussi riches que singulières de la philosophe Simone Weil.

FIGAROVOX.- Vous avez choisi comme joli titre à votre essai «La vérité pour vocation». Simone Weil place en effet la vérité au-dessus de tout. Pourquoi? D’où lui vient ce souci si intense, et rare parmi les intellectuels de son temps qui furent nombreux à succomber à l’idéologie?

Ludivine BÉNARD.- Le souci de la vérité est un trait de caractère constant chez Weil, de ses plus jeunes années à sa mort, précoce, à 34 ans. Si on en croit sa lettre «Autobiographie spirituelle», adressée au père Perrin en 1942, l’obsession de la vérité naquit en elle vers 14 ans, après une sorte de crise existentielle. Elle est à l’époque persuadée que seuls les génies peuvent accéder au «royaume transcendant» de la vérité, et qu’elle, esprit médiocre (notamment comparé à son frère aîné, féru de mathématiques), est condamnée à vivre dans l’illusion, et donc dans le malheur. Avec le radicalisme qui la caractérise, elle tranche alors: «J’aimais mieux mourir que vivre sans elle [la vérité].» Peu à peu, elle se convainc cependant que la vérité est accessible à chacun, pourvu qu’il le désire et qu’il se plie à l’«effort d’attention», cette mise à disposition de l’esprit pour accueillir la vérité. Cet effort, relève-t-elle, est par ailleurs le seul qui permette de considérer les malheureux, faisant de l’attention «la forme la plus rare et la plus pure de générosité».

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