Le recul du catholicisme en France depuis les années 1960 est un des faits les plus marquants et pourtant les moins expliqués de notre histoire contemporaine. S’il reste la première religion des Français, le changement est spectaculaire : au milieu des années 1960, 94 % de la génération en France étaient baptisés et 25% allaient à la messe tous les dimanches ; de nos jours, la pratique dominicale tourne autour de 2% et les baptisés avant l’âge de 7 ans ne sont plus que 30%.
Comment a-t-on pu en arriver là ? Au seuil des années 1960 encore, le chanoine Boulard, qui était dans l’Église le grand spécialiste de ces questions, avait conclu à la stabilité globale des taux dans la longue durée. Or, au moment même où prévalaient ces conclusions rassurantes et où s’achevait cette vaste entreprise de modernisation de la religion que fut le concile Vatican II (1962-1965), il a commencé à voir remonter des diocèses, avec une insistance croissante, la rumeur inquiétante du plongeon des courbes.
Guillaume Cuchet a repris l’ensemble du dossier : il propose l’une des premières analyses de sociologie historique approfondie de cette grande rupture religieuse, identifie le rôle déclencheur de Vatican II dans ces évolutions et les situe dans le temps long de la déchristianisation et dans le contexte des évolutions démographiques, sociales et culturelles des décennies d’après-guerre.
Guillaume Cuchet est professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris-Est Créteil. Il a notamment publié Penser le christianisme au XIXe siècle. Alphonse Gratry (1805-1872) (Presses universitaires de Rennes, 2017).
Nous sommes le 8 décembre 1965, à Rome, sur la place Saint-Pierre. Après trois longues années, le Concile Vatican II a enfin terminé ses travaux. Les cardinaux, les évêques et les prêtres sont souriants à la sortie de la messe du pape Paul VI qui clôture cet événement dont Charles de Gaulle disait qu’il avait été “le plus important du XXe siècle”.
Même si nous sommes à la fin de l’automne, le ciel est bleu. D’ailleurs, tout le monde considère l’événement comme un nouveau Printemps pour l’Eglise catholique. Un texte symbolise cette journée ensoleillée: la Constitution pastorale dont les deux premiers mots Gaudium et Spes signifient “la joie et les espoirs”. On en oublierait presque que juste après ces deux mots, suivent deux autres mots : Luctus et Angor, c’est-à-dire “les angoisses et les peurs”. Et il est vrai, qu’après cette journée ensoleillée, l’Eglise allait donner l’image d’une institution qui a peur d’elle-même.
Trois années plus tard, la révolution de 1968 n’épargne pas l’église… En 1969, le journaliste Jacques Duquesne fait un état des lieux du catholicisme dans un article de l’hebdomadaire L’Express. Les fidèles écrit-il, « osent à peine dire qu’ils croient en Dieu. Ils ont abandonné tout prosélytisme. Ils subissent simplement celui des autres : les idéologies, les modes, les slogans. Lorsqu’ils se tournent vers leurs prêtres, ils découvrent des hommes hantés par l’idée d’accéder à ce monde du travail qu’eux, laïcs, connaissent bien. Et qu’ils jugent monotone. […] Pourtant, ils ont le sentiment de garder dans le secret de leur cœur un jeu de valeurs, une explication du monde plus solide qu’on ne le croit. Mais ils ne savent comment les formuler. Plus qu’une crise de la foi, c’est une crise du langage. Les mots ne transmettent plus rien. »
Interrogé par Christophe Dickès, l’historien Guillaume Cuchet propose de comprendre comment ce processus de déchristianisation s’est développé dans son livre Comment notre monde a cessé d’être chrétien: quelle est la part du Concile Vatican II dans ce mouvement ? Ne doit-on pas chercher des causes bien plus lointaines à ce phénomène? En somme, la sociologie du catholicisme a-t-elle évolué avant les années soixante, dans la période d’après-guerre ?
L’invité: Guillaume Cuchet est professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris-Est Créteil. Il a notamment publié Penser le christianisme au XIXe siècle. Alphonse Gratry (1805-1872) (Presses universitaires de Rennes, 2017) et Comment notre monde a cessé d’être chrétien, anatomie d’un effondrement (Seuil, coll. la Couleur des idées).
Comment notre monde a cessé d’être chrétien (Canal Académie)
Entretien avec Guillaume Cuchet, lauréat du Prix d’histoire des religions de la Fondation “Les amis de Pierre-Antoine Bernheim”
“Au milieu des années 1960, 94 % de la génération en France étaient baptisés et 25 % allaient à la messe tous les dimanches ; de nos jours, la pratique dominicale tourne autour de 2 % et les baptisés avant l’âge de 7 ans ne sont plus que 30 %.”
Pour expliquer cet effondrement soudain, Guillaume Cuchet, professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris-Est Créteil et auteur de Comment notre monde a cessé d’être chrétien. Anatomie d’un effondrement (Le Seuil 2018), ne s’est pas contenté des explications sociologiques habituellement avancées. En se plongeant dans les statistiques rassemblées par le chanoine Boulard, auteur de la célèbre Carte religieuse de la France rurale, il a en effet mis en évidence que “les phénomènes religieux ont aussi des causes religieuses” et qu’en l’espèce – sans préjugé de sa nécessité – la réforme de Vatican II aurait joué un rôle de déclencheur et d’accélérateur de la crise en raison de ses effets très déstabilisant sur le clergé et les fidèles. De la sorte, il renouvelle et relance le débat sur l’un des phénomènes les plus marquants de notre histoire contemporaine.
«Le destin religieux de la France n’est pas indifférent à celui de l’Église universelle» (Le Figaro)
FIGAROVOX/ENTRETIEN – Dans son passionnant ouvrage Comment notre monde a cessé d’être chrétien , Guillaume Cuchet, spécialiste d’histoire religieuse, détaille les causes et l’ampleur de la déchristianisation en France.
LE FIGARO. – Le titre de votre livre est Comment notre monde a cessé d’être chrétien. De quel «monde» parlez-vous? Après tout, on pourrait facilement vous objecter que le christianisme progresse à l’échelle mondiale…
Guillaume CUCHET. – En effet. Mon objet est le catholicisme français, ce qui ne préjuge pas de ce qui se passe ailleurs, même s’il ne faut pas oublier qu’au XIXe siècle la France était la première puissance catholique en termes démographiques et que les trois quarts des missionnaires catholiques dans le monde étaient français. Le destin religieux de la France n’est donc pas indifférent à celui de l’Église universelle. Je ne crois pas à la thèse d’Emmanuel Todd de la «crise terminale du catholicisme français» lequel, pour un malade à l’agonie, me paraît au contraire assez en forme. Simplement (mais c’est décisif) le catholicisme a changé de format de façon spectaculaire et, pour partie, de sociologie. Le titre du livre attire l’attention sur le fait qu’en devenant minoritaire et en passant sous une certaine barre statistique, ses effets sociaux et culturels ne sont plus du tout les mêmes.
«Au XIXe siècle la France était la première puissance catholique en termes démographiques et les trois quarts des missionnaires catholiques dans le monde étaient français»
De quand date ce grand effondrement? Pouvez-vous en décrire l’ampleur?
La déchristianisation est une vieille histoire en France qui remonte au moins à la Révolution. À l’intérieur de ce processus de longue durée, qui n’a été ni linéaire ni univoque (il y a eu des phases de reprise religieuse limitées, la dernière en date dans les années 1930-1960), une rupture de pente s’est produite au milieu des années 1960, d’une importance comparable à celle de la Révolution. Dans les vingt ans qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, l’Église de France s’est lancée dans des opérations de comptage des pratiquants massives destinées à éclairer sa pastorale et à favoriser la reconquête chrétienne du pays. Au seuil des années 1960, elle avait conclu à la stabilité globale des taux dans la longue durée, moyennant une pente légèrement déclive, un peu déprimante certes parce qu’on n’arrivait pas à redresser les courbes, mais qui préservait a priori de toute mauvaise surprise. Or, au moment même où s’imposaient ces conclusions, vers 1965-1966, les courbes se sont mises à plonger. Pour illustrer le phénomène, je citerais simplement deux séries de chiffres. En 1965, 94 % de la génération était baptisée dans les trois mois après la naissance contre 30 à 35 % aujourd’hui dans les sept ans ; 25 % des adultes allaient à la messe tous les dimanches (moyennant des contrastes locaux très importants) contre moins de 2 % aujourd’hui.
Vous dites que Vatican II a été le «déclencheur» de l’effondrement de la pratique. Pourquoi?
Je suis reparti des constats faits à l’époque par le chanoine Boulard qui était le grand spécialiste de ces questions dans l’Église. Les courbes plongent brutalement autour de 1965, l’Église perdant du quart au tiers des pratiquants du début des années 1960 (des jeunes surtout) en deux ans. Il faut bien qu’il y ait eu un événement derrière une telle rupture et on ne voit pas bien quel autre que le concile pourrait avoir joué ce rôle-là. Mai 1968 a amplifié une vague qu’il n’a pas créée. On a eu longtemps du mal à en convenir dans l’Église parce qu’on avait peur, ce faisant, d’apporter de l’eau au moulin des adversaires du concile qui ont depuis longtemps planté leur drapeau noir sur cette fâcheuse «coïncidence». Ma thèse est que le concile a non pas provoqué la rupture au sens où elle aurait pu ne pas avoir lieu sans lui, puisqu’elle a eu lieu dans les pays protestants et qu’elle procède de causes socioculturelles plus larges, mais qu’il l’a déclenchée tout en lui donnant une intensité particulière.
Toute la question – mais combien complexe – est de savoir ce qui dans le concile (dans ses textes, leur interprétation, la manière dont ils ont été appliqués, ses effets indirects) a pu jouer un tel rôle. La réforme liturgique, adoptée dès décembre 1963, a un peu obsédé la discussion. Elle a masqué à mon avis un changement plus décisif intervenu dans le sens même de la pratique: la sortie brutale de la culture de la pratique obligatoire sous peine de péché grave longtemps très insistante en catholicisme.
Dans la «carte Boulard» présentant une photographie de la France chrétienne, avant l’effondrement, on voit des disparités géographiques très importantes. À quoi sont-elles dues?
La première édition de la Carte religieuse de la France rurale date de 1947. C’est un des documents les plus fascinants de l’histoire de France. Elle montre à la fois l’ampleur des contrastes religieux régionaux (sans équivalent ailleurs en Europe) et une géographie d’ensemble de la France chrétienne très singulière. Un même dimanche des années 1950, la pratique pouvait varier de 100 % dans un bourg du nord de la Vendée à 0 % dans le Limousin. En quelques kilomètres on pouvait changer de monde religieux.
«En 1965, 25 % des adultes allaient à la messe tous les dimanches contre moins de 2 % aujourd’hui»
La France chrétienne recouvrait tout l’Ouest, le Nord, l’Est lorrain, alsacien, vosgien, le Jura, le Nord des Alpes, tout le rebord Sud-Est du Massif central (de la Haute-Loire au Tarn ou à l’Aveyron), le Pays basque et le Béarn. Inversement, une «diagonale du vide» courait des Ardennes au Sud-Ouest en passant par tout le Bassin parisien et l’Ouest du Massif central, avec des prolongements dans la vallée du Rhône, le Languedoc, la Provence. Cette carte est née pendant la Révolution française. Les pays qui ont accepté la politique religieuse de la Révolution sont généralement devenus les «mauvais» pays religieux des XIXe et XXe siècles, et vice versa.
Cette carte est-elle toujours d’actualité?
Elle n’a pas totalement disparu mais elle n’existe plus vraiment comme carte de la pratique et des croyances, plutôt comme carte culturelle et anthropologique. Par exemple dans la carte des dons du sang en France, ce qui n’est pas tout à fait anodin symboliquement.
Tout un discours dans l’Église au moment de ce tournant a été de dire que la qualité finirait par l’emporter sur la quantité, et que c’en était fini d’un christianisme «sociologique». Quels ont été les effets de ce discours?
On doit cette expression de catholicisme «sociologique» à Gabriel Le Bras, qui a fondé la sociologie religieuse dans les années 1930. Le fait que le catholicisme, censé procéder de convictions intimes, avait une sociologie et une géographie particulières stables dans la longue durée, montrait l’importance des facteurs collectifs dans le maintien ou la perte de la foi. Le Bras n’était pas très optimiste sur la teneur en christianisme «réel» du catholicisme de nombre de ses contemporains. Le décrochage des courbes dans les années 1960 a souvent été interprété comme le résultat d’une sorte d’opération vérité au terme de laquelle ne seraient plus restés dans l’Église que les fidèles vraiment convaincus. Vérité historique ou philosophie de la misère?
«Gabriel le Bras note qu’en France, depuis les lendemains de la Révolution, chaque génération de catholiques a eu plus ou moins le sentiment d’être la première à avoir une foi vraiment personnelle»
C’est bien difficile à dire, mais l’historien note qu’en France, depuis les lendemains de la Révolution, chaque génération de catholiques a eu plus ou moins le sentiment d’être la première à avoir une foi vraiment personnelle! En réalité, c’est le concept même de religion «sociologique» qui est problématique. Les catholiques d’aujourd’hui, qu’on ne soupçonnera pas de l’être par pur conformisme social, ne sont-ils pas eux aussi pour la plupart les enfants d’une certaine «sociologie», s’il faut entendre par là les efforts accomplis par leurs parents pour leur transmettre la foi?
L’Église est-elle devenue en France trop élitiste?
Dans les années 1970, il y a eu dans l’Église toute une controverse sur la «religion populaire» perçue par les uns comme une chose positive à préserver et par les autres comme une sorte de poids mort dont il fallait se débarrasser. Quelles qu’en soient les raisons, le fait est que le catholicisme populaire «autochtone» a beaucoup diminué parmi nous.