En France, les crimes en droit pénal sont jugés par une cour d’assises constituée d’un jury populaire, tiré au sort sur la liste électorale, et de trois magistrats professionnels. L’étrangeté de ce dispositif dans une démocratie représentative suscite souvent une certaine curiosité, un étonnement, voire une crainte d’être soi-même tiré au sort, impliquant l’obligation de devoir rendre un jugement. L’expérience du jury populaire est abordé à partir de trois questions : comment passe-t-on de simple citoyen à juré, comment cette expérience est-elle vécue et comment en ressort-on ?
Il s’agit ainsi de retracer les effets de l’expérience citoyenne que constitue la participation à un débat contradictoire et à une délibération. Si d’autres études ont pu montrer les contraintes et les failles démocratiques de cette participation, l’approche développée ici s’attache à la manière dont les jurés se saisissent de la pratique du jugement. Cette attention portée à la parole des jurés permet de dévoiler les étonnements que cette expérience produit chez eux et, finalement, les changements qui en résultent. Une expérience démocratique inattendue prend alors forme au milieu des affaires criminelles et du monde judiciaire.
Célia Gissinger-Bosse est docteur en science de l’information et de la communication, actuellement formatrice en travail social et diplômée d’État en médiation familiale. Suite à sa thèse effectuée sous la direction de Philippe Breton, elle est lauréate du prix de thèse 2015 de la Commission nationale du débat public en partenariat avec le Gis Démocratie et Participation. Ses travaux se situent entre la sociologie de la justice, les sciences politiques, la philosophie et la linguistique.
Cet ouvrage est issu d’un doctorat récompensé par le premier prix de thèse de la Commission nationale du débat public, décerné en 2015 en partenariat avec le Groupement d’intérêt scientifique Démocratie et Participation. Sa publication est réalisée dans le cadre d’une convention entre le Gis Démocratie et Participation et la Fondation Maison des sciences de l’Homme.
Dans la peau d’un juré de cour d’assises (Le Parisien)
Célia Gissinger-Bosse, docteur en sciences de l’information, s’est plongée dans le secret des cours d’assises et de leurs acteurs principaux : les jurés. Des citoyens ordinaires qui vivent une expérience extraordinaire.
Un lendemain de Nouvel An, au palais de justice de Strasbourg (Bas-Rhin). Alors étudiante en sociologie, Célia Gissinger-Bosse, aujourd’hui docteur en sciences de l’information et formatrice en travail social, découvre les comparutions immédiates, ces audiences correctionnelles du flagrant délit.
Elle y consacre son mémoire de master mais garde en tête ce qu’avocats, juges et procureurs lui ont répété : « Les comparutions immédiates, c’est la justice du quotidien. La justice de luxe, ce sont les assises. » De luxe ? « Parce qu’on prend le temps et qu’on y introduit des citoyens », lui dit-on.
Pour sa thèse, c’est donc à ces cours d’assises, et surtout à l’expérience des jurés populaires, ces citoyens appelés à juger d’un crime, qu’elle décide de s’intéresser. Fondée sur les récits d’une quarantaine d’anciens jurés et de cinq présidents d’assises, sa recherche, primée, vient d’être publiée*.
Une «expérience démocratique»
Passionnante, son enquête retrace la façon dont le rituel des assises transforme des citoyens en jurés. Elle relate comment, au fil du débat contradictoire, évolue leur jugement et se forge leur « intime conviction ». Elle décrit enfin les changements que cette « expérience démocratique » provoque chez ceux qui se sont découvert « une faculté de juger ».
Saisis d’une « émotion intense » lorsqu’ils sont tirés au sort lors de l’appel au début du procès, les jurés expriment une sensation « d’irréalité ». « J’avais l’impression d’être dans un film », dit l’une. Mais ce sentiment ne perdure pas. Outre la solennité du cadre, le rituel de la procédure des assises fait entrer ces citoyens de tous milieux sociaux dans la peau d’un juré.
« Elle leur permet de développer une compétence », explique Célia Gissinger-Bosse. Après le « rite de passage » du serment, la présentation des faits par le/la président(e), le défilé à la barre des témoins et des experts les plongent dans l’affaire. L’oralité des débats, leur caractère contradictoire, sont décisifs : « La parole produit un effet de réel », constate-t-elle.
La quête d’une intime conviction
Confrontés à des histoires douloureuses, la plupart des jurés « ont témoigné de leur surprise de voir une forme d’humanité dans la criminalité ». « On entre directement dans la vie des gens. C’est un déballage mais qui aide à comprendre le pourquoi du comment », décrit une jurée. « On juge avec ce qu’on a », dit une autre. « C’est un assemblage d’éléments », définit un troisième.
Plus que « la vérité », les jurés recherchent « la construction d’une conviction ». « Ils n’arrêtent pas de changer d’opinion au cours des débats », explique la chercheuse. Ce processus, qui les conduit à écarter préjugés et jugement « à l’emporte-pièce », permet « l’émergence du doute et du questionnement ».
Fondée sur « l’expérience des audiences », l’« intime conviction » réconcilie l’émotion et la raison, le ressenti et la certitude. Le juré, rassuré par la collégialité de la décision, mais seul au moment du vote, se prononce « en son âme et conscience ». Reste le mystère du secret des délibérations, que la loi impose aux jurés même après le verdict : une « boîte noire » à laquelle la chercheuse n’a pas eu accès.
Le poids du président
L’idée que les citoyens jurés, qui siègent au côté du président, seul à connaître le dossier, et de ses deux assesseurs, seraient « manipulés » par ce magistrat professionnel, figure parmi les représentations communes des assises, rappelle Célia Gissinger-Bosse.
Sans écarter son influence, les récits des jurés nuancent ce poids. « Il nous a laissés vraiment libres », affirme l’une. La chercheuse souligne qu’il y a souvent « une grande différence entre le rôle très interventionniste du président lors des débats et son rôle auprès des jurés en coulisses. »
En réalité, « tout dépend de ce que le président fait de son autorité ». « Juger, c’est comme diriger », assène l’un des cinq présidents, un autre estimant à l’inverse qu’« essayer de manipuler pour arriver à un résultat, ça nous est interdit. »
«Une école extraordinaire»
« Ça m’a appris à être plus tolérante dans la vie, plus à l’écoute », assure l’une. « Ça nous apporte quelque chose sur le plan humain. Une façon d’aborder certains sujets », avancent d’autres. De cette « expérience enrichissante », on se souvient, même vingt ans après, comme ayant marqué « un changement ».
Ce constat, l’un des « étonnements » de la chercheuse, a guidé sa recherche. Et sa conclusion : « Ils en sortent plus compétents comme citoyens », estime Célia Gissinger-Bosse, citant, parmi ces évolutions, « leur appréhension de l’institution judiciaire, des médias, de l’interprétation de la violence au sein de la société et de leur propre place au sein du fonctionnement d’une démocratie. »
« J’ai plus le même regard sur les juges », affirme l’un. « Quand tu as vécu un procès, tu arrives à comprendre parce que ce n’est pas aussi évident de condamner quelqu’un », explique une autre. Une troisième, enthousiaste : « Moi je prends ça au même titre que voter […], c’est un droit qu’on nous donne. Une école extraordinaire. Il faudrait que tout le monde soit juré. »
Être juré en cour d’assises, ce qu’il faut savoir (RCF)
Tout citoyen peut, un jour ou l’autre, être amené à juger l’un de ses pairs. Une lourde responsabilité à laquelle il est important d’être bien préparé.
Le jury populaire de cour d’assises est un ensemble de citoyens choisis par tirages au sort. Les citoyens qui sont amenés à faie partie de ce jury vivent une expérience parfois difficile mais concrète, de la démocratie. Ce qu’a pu observer Célia Gissinger-Bosse, auteure de « Être juré populaire en cour d’assises – Faire une expérience démocratique » (éd. Le Bien commun).
Qui peut être juré?
Pour être juré, il faut avoir plus de 23 ans, être de nationalité française et inscrit sur la liste électorale et ne pas être en incapacité avec la fonction du juré: avoir un casier judiciaire vierge ou être magistrat, membre du gouvernement ou agent public.
Comment sont choisis les jurés?
La sélection des jurés se fait par tirage au sort. Si vous recevez une lettre de votre mairie vous informant que vous êtes mobilisable, rien ne dit que vous serez effectivement amené à siéger. Il faut encore passer deux filtres: un premier tirage au sort effectué au niveau du département, puis un autre qui désigne les 40 jurés (et 12 suppléants) qui sont retenus pour une session.
Peut-on refuser d’être juré?
En principe, il est impossible de refuser d’être juré. Seuls cas de dispense admis: avoir plus de 70 ans, ne plus habiter le département où se déroule l’affaire, avoir déjà été juré dans le même département au cours des cinq dernières années, ou être atteint d’une maladie grave (justifiée par un certificat médical) incompatible avec le rôle de juré (surdité, impossibilité de rester assis longtemps…). Tous les renseignements sont publiés sur le site du ministère de la Justice.
Invités
CéliaGissinger-Bosse , sociologue du droit, spécialiste de l’analyse des conflits et de la médiation
Jurés en votre âme et conscience (France Culture)
Ils n’avaient pourtant rien demandé. Pierre-Marie, Lydia et Christian ont été tiré au sort par la cour d’assises de leur département pour être jurés et siéger auprès de magistrats professionnels dans le jugement de crimes. Ils racontent leurs histoires, leurs cas de conscience et la culpabilité.
Pierre-Marie a aujourd’hui soixante-treize ans. Il y a quelques années, il a été tiré au sort pour être juré dans quatre procès : trois affaires de viol et une affaire de meurtre. C’est cette dernière qui le marque le plus. Le cas d’une épouse qui a assassiné la maîtresse de son mari, après que les deux lui aient fait vivre un enfer. Elle avait été condamnée en première instance à cinq ans de prison et avait fait appel.
Je me suis senti coupable mais c’était une décision collective.
À l’issue du procès auquel a participé Pierre-Marie, la peine de l’accusée est aggravée. Elle écope de dix ans de prison. Le verdict fait à Pierre-Marie l’effet d’une onde de choc.
Je voulais aller voir la détenue en prison, même si je savais que c’était répréhensible.
Lydia, elle, était la jurée numéro six dans l’affaire dite du réseau pédophile d’Angers. Un procès de plusieurs semaines, dans lequel soixante-dix personnes étaient accusées d’avoir abusé sexuellement de quarante-cinq enfants, pour la plupart membre de leur propre famille. À l’époque, Lydia avait trente-six ans, venait de se séparer de son mari et vivait seule avec son fils de 9 ans.
Les co-jurés sont devenus des camarades, des confidents.
Elle raconte comment la camaraderie entre jurés s’est tissée au fil des semaines, rendant plus supportable les journées rythmées par des audiences à la teneur parfois insoutenable. Et puis l’amour aussi.
Je ne pensais pas que je pouvais être attirée par un homme dans ce contexte.
Quant à Christian, il a été tiré au sort trois fois pour être juré. La première – comme cela arrive parfois – fut sans suite. En revanche, les deuxième et troisième fois il est totalement réticent et demande d’être dispensé pour des questions éthique et morales.
Si ma demande de dispense était refusée, soit j’acceptais de siéger – au détriment de mes valeurs – ou alors je devais payer 3700€ d’amende.
- Reportage : Clawdia Prolongeau
- Réalisation : Cécile Laffon
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