Le sable – Enquête sur une disparition

De Bombay à la Bretagne en passant par Dubaï, Tanger ou les Maldives, cette passionnante enquête en forme de thriller dévoile une urgence planétaire : la menace qui pèse sur le sable, ressource vitale dont le pillage s’accélère.

On le trouve dans le béton, qui alimente, au rythme de deux tonnes par an et par être humain, un boom immobilier ininterrompu. Mais aussi dans les puces électroniques, le papier, le plastique, les peintures, les détergents, les cosmétiques… Ce sable que nous aimons fouler du pied ou laisser filer entre nos doigts s’est glissé à notre insu dans tous les interstices de notre quotidien. L’industrie le consomme en quantités croissantes, plus encore que le pétrole. Peut-être parce que, contrairement à l’or noir, cette matière première perçue comme inépuisable est restée à ce jour pratiquement gratuite. Alors que le sable des déserts est impropre à la construction, les groupes du bâtiment ont longtemps exploité les rivières et les carrières. Puis ils se sont tournés vers la mer, provoquant ce qui est en train de devenir une véritable bombe écologique.

Car le sable joue un rôle essentiel dans la protection des côtes et l’équilibre des écosystèmes marins. Les conséquences de cette surexploitation apparaissent peu à peu au grand jour. Petit à petit, les appétits économiques ont grignoté au moins 75 % des plages du monde, et englouti des îles entières, en Indonésie et aux Maldives, tandis que Singapour ou Dubaï ne cessaient d’étendre leur territoire en important, parfois frauduleusement, du sable. Disparition des poissons, impact aggravé de l’érosion et des tempêtes, bords de mer devenus lunaires … : face aux timides régulations adoptées pour tenter de limiter le pillage, la « ruée vers le sable » s’est en réalité accélérée, sous l’égide de grandes entreprises multinationales et de mafias locales.

Par le biais d’une investigation méticuleuse, Denis Delestrac parvient à montrer une réalité connue jusqu’ici des seuls spécialistes scientifiques et défenseurs de l’environnement, mais aussi des professionnels des travaux publics – dont les explications accompagnent de saisissantes séquences tournées dans le monde entier. Ici, ce sont les « petites mains » des trafiquants de sable, qui prélèvent leur butin, au vu et au su de tous, sur les plages de Tanger ou en plongeant dans l’eau transparente des Maldives, tandis que des marchands de sable réunis en congrès spéculent sur les juteux profits qu’ils vont engranger, grâce à une ressource qui appartient à tous. Là, c’est l’État de Floride, qui, à grand renfort de dragueuses offshore et de bulldozers, renfloue ses plages en voie de disparition, contribuant ainsi à déséquilibrer davantage l’écosystème maritime qui a fait sa renommée touristique. De leur côté, les élus et la population des Côtes d’Armor, en Bretagne, se mobilisent contre un nouveau projet de dragage. Une exception. S’il n’est pas trop tard pour agir, plaident les chercheurs et les militants écologistes, l’opinion publique, dont le soutien est indispensable pour infléchir la tendance, reste largement inconsciente du phénomène.

Source : ARTE


Comment le sable est devenu une ressource en voie de disparition (Le Figaro)

Il est des ressources dont nous ne pouvons nous passer et qui, pourtant, sous l’impulsion de notre soif de développement, deviennent de plus en plus rares. Si chacun pourrait ainsi citer sans hésitation, ou presque, l’eau, le pétrole ou l’oxygène, peu penseront instinctivement au sable. L’image d’Épinal de nos plages tapissées de sable fin ou des immenses déserts à travers le monde nous ont conditionnés à penser que cette ressource était inépuisable. Et pourtant, il n’en est rien.

«La disparition du sable est le plus grand défi du XXIe siècle», tonne Christian Buchet, directeur du Centre d’études de la mer de l’Institut catholique de Paris (ICP). Le sable est la matière première la plus utilisée après l’eau dans le monde et l’État est, de loin, son plus grand consommateur pour la construction d’infrastructures ou de bâtiments. Composant essentiel du béton armé, il est utilisé partout autour de nous, dans nos vies quotidiennes, sans même que l’on s’en aperçoive: routes, ponts, immeubles, verre, cosmétique, lessives, pneus, puces électroniques, papier, dentifrice, engrais… Chaque année, 40 à 50 milliards de tonnes de sable sont extraites, notamment pour satisfaire les besoins de l’industrie de la construction. «Ce chiffre a doublé en dix ans et représente le double de ce que sont capables de produire tous les fleuves et rivières de la planète en sédiments», détaille Éric Chaumillon, géologue à l’Université de La Rochelle – CNRS. Inventé au début du siècle dernier, le béton armé, qui se caractérise par un mélange de sable (2/3), d’eau et de ciment (1/3), représente les deux tiers des constructions dans le monde. «Pour construire une maison de taille moyenne, il faut 200 tonnes de sable. Pour un grand bâtiment, comme un hôpital, on passe à 3000 tonnes. Pour un kilomètre d’autoroute, on a besoin de 30.000 tonnes. Et pour une centrale nucléaire, le chiffre est de 12 millions de tonnes de sable», note Cyrille Simonnet, directeur de l’Institut d’architecture à l’Université de Genève. «Sur les autoroutes, nous avons toutes les plages du monde», détaille pour sa part Jean Gresy, cofondateur de l’association Peuple des dunes.

Un enjeu de développement

«Déplacement, habitudes de consommation, croissance démographique, urbanisation et développement des infrastructures… La demande de sable a triplé au cours des deux dernières décennies», déclarait en mai dernier Joyce Msuya, directrice exécutive du Programme des Nations unies pour l’environnement qui publiait un rapport sur la question. «Nous avons maintenant besoin (…) en moyenne de 18 kg par personne et par jour». Chaque année, environ 6 milliards de mètres cubes de béton sont coulés dans le monde. Et la demande est exponentielle, particulièrement dans les pays émergents, qui doivent héberger une population de plus en plus nombreuse et urbaine (Chine, Singapour, Inde…). Les échanges internationaux que le sable engendre sont évalués à environ 70 milliards de dollars par an. Une manne financière considérable qui nuit considérablement à l’environnement. Car le sable, contrairement à ce qu’on pourrait penser, n’est pas une ressource infinie. Nous l’épuisons à grande vitesse, au risque de lourdes conséquences écologiques, mais aussi économiques.

Une des raisons de l’attrait pour le sable ces dernières décennies réside dans le fait qu’il s’agit d’une ressource quasiment gratuite. «Pour extraire du sable aujourd’hui, il faut un gros investissement au départ pour acquérir le permis d’extraire et des dragues (des navires faits pour extraire le sable en mer, comme un gigantesque aspirateur, NDLR), mais ensuite il suffit de se servir», explique Éric Chaumillon. Ainsi, le sable est directement prélevé dans la mer, les rivières, ou à même les plages. À l’heure actuelle, plusieurs milliers de dragues ratissent les océans et les mers du monde pour en extraire le sable. Car le secteur de la construction a besoin du sable marin – qui représente moins de 5% du sable présent sur la Terre – pour faire du béton. Le sable du désert est en effet trop arrondi pour coller au ciment. C’est pourquoi un territoire désertique comme Dubaï est obligé d’importer du sable pour créer des îles artificielles ou construire ses gratte-ciel.

Entre 2015 et 2019, la Chine a utilisé cent fois la quantité de sable exploitée en un an aux États-Unis

Christian Buchet, directeur du Centre d’études de la mer de l’Institut catholique de Paris

Ce matériau est devenu la condition sine qua non du développement de certains pays, notamment en Asie du Sud-Est ou en Afrique où la croissance démographique a multiplié par trois la demande de sable en vingt ans. «Imaginez, sous Napoléon 1er en 1804, on était un milliard de Terriens. On est sept milliards depuis octobre 2014, on sera huit milliards en 2025 et entre 9,3 et 9,6 milliards en 2050», expose Christian Buchet. Selon le chercheur, la pression sur l’utilisation de sable est devenue problématique. «La Chine utilise 58% des ressources en sable à elle toute seule. Des immeubles poussent à une rapidité folle. Entre 2015 et 2019, elle a utilisé cent fois la quantité de sable exploitée en un an aux États-Unis», poursuit-il.

Désastre écologique et «mafias du sable»

Ces pratiques d’extraction du sable, directement sur les plages ou près du littoral, ont des conséquences écologiques désastreuses à long terme pour l’écosystème marin, mais aussi pour les conditions de survie d’une partie de l’humanité. D’autant qu’un seul grain de sable peut être colonisé par une population de 100.000 micro-organismes de plusieurs milliers d’espèces différentes, selon une étude parue en 2018 dans la revue Nature . «Sous l’effet du dragage, les animaux sous-marins sont aspirés en même temps que le sable. Or ces formes de vie sont l’essence de la chaîne alimentaire puisque les plus gros poissons se nourrissent des petits», résume Éric Chaumillon. «Le fait de draguer près des côtes accentue aussi l’érosion marine, renchérit Christian Buchet. Un élément qui n’est pas suffisamment pris en compte par les extracteurs». En Indonésie, cette technique a eu pour effet de détruire des récifs coralliens et, dans le même temps, de réduire considérablement le nombre de poissons. «Il ne faut pas croire que les poissons se reproduisent en haute mer, ils le font dans les zones littorales», renchérit Christian Buchet. Conséquence: les pêcheurs subissent une perte importante de leurs revenus.

Mais la disparition du sable a également des conséquences concrètes sur les plages. Aux Maldives, une centaine de petites îles ont d’ores et déjà disparu et l’archipel risque de ne plus exister d’ici 2100. Au Maroc, certaines plages sont de l’histoire ancienne. En Indonésie, 24 îles ont ainsi disparu et de nombreuses autres seraient sur le point de basculer. Ce pays, ainsi que la Malaisie, ont fourni énormément de sable à Singapour ces dernières années pour soutenir sa croissance – ces deux pays représentent 80 à 90% des importations singapouriennes en sable jusqu’au début des années 2000. Ce micro-État a gagné 130 km² sur la mer ces vingt dernières années en construisant à tour de bras. Or l’extraction de sable marin au large des côtes indonésiennes a provoqué des trous importants dans les fonds océaniques, lesquels ont été compensés par des glissements de sable venus des plages et des îles voisines. Avec l’accroissement des vents, la mer, qui n’était plus freinée par les plages, est ainsi entrée dans les terres, provoquant une salinisation des terres agricoles. Un phénomène dramatique pour les cultivateurs. Face à ces «effets indésirables», l’Indonésie, le Vietnam ou encore la Malaisie ont refusé de vendre du sable à Singapour ou à la Chine à la fin des années 2000.

Pourtant, la cité-État a un besoin toujours vorace de sable pour soutenir sa croissance. En l’absence de fournisseurs, Singapour s’est donc tourné vers de véritables «mafias du sable» qui existent aujourd’hui aux quatre coins du monde, provoquant un scandale à l’échelle internationale. Entre 2007 et 2015, les autorités singapouriennes déclarent avoir importé plus de 73,6 millions de tonnes de sable en provenance du Cambodge, soit 26 fois plus que les 2,8 millions de tonnes déclarées par Phnom Penh sur cette même période. Car, si l’extraction de cette ressource est encadrée aux États-Unis ou en Europe, ce n’est pas le cas partout. Ces mafias n’hésitent pas à user de la violence pour s’assurer le contrôle de ce juteux marché. En Inde, par exemple, des journalistes enquêtant sur ce phénomène ont été assassinés ; au Kenya, une douzaine de personnes ont été tuées au cours des dernières années dans des combats entre gangs rivaux. Au Maroc, selon un rapport du PNUE, la moitié du sable utilisé chaque année pour la construction, soit 10 millions de mètres cubes, est extraite illégalement. Des «pêcheurs de sable» à la merci de ces organisations mafieuses plongent jusqu’à 15 mètres de profondeur sans équipement pour 12 euros par jour dans ces pays. L’utilisation à outrance du sable touche tous les continents et aggrave l’érosion naturelle: dans le monde, entre 75% et 90% des plages reculent, et la tendance s’accélère.

Le littoral de plus en plus exposé

Si les côtes n’étaient pas si prisées jusque dans les années 1960 par les habitants, elles sont de plus en plus sollicitées. Aujourd’hui, les trois quarts des grandes métropoles et 50% de la population vivent sur le littoral. D’ici 2025, selon les spécialistes, 75% de la population mondiale vivra près des plages. Dans le même temps, les touristes sont toujours plus nombreux à rechercher le sable fin pour leurs vacances. Ainsi, chaque année, un tiers d’entre eux choisissent de partir à la mer. Pourtant, les rivages, inexorablement, poursuivent leur déclin. «38% du littoral métropolitain français subit d’ores et déjà l’érosion marine, et cela ne va pas aller en s’arrangeant», note Christian Buchet. En Floride, neuf plages sur dix sont menacées de disparition dans les prochaines années, mettant en péril une biodiversité, mais aussi un secteur économique qui fait vivre de nombreuses personnes: restauration, activités nautiques, hôtellerie… Pour remédier à la disparition de ses plages prisées par les touristes, la Floride a décidé de draguer du sable au large de ses côtes pour le remettre sur son littoral. Ce projet, qui a coûté quelque 17 millions de dollars aux contribuables, n’a pas eu les effets escomptés: après un à deux ans en moyenne, le sable repart au large et il faut tout recommencer. D’autres villes préfèrent construire des digues pour retenir le sable, mais ce dernier n’est pas simple à apprivoiser, et cette méthode, là encore, se montre peu efficace.

Au-delà du dragage du sable en mer, le problème de la disparition de cette ressource réside également à l’origine de sa formation. Le sable provient d’une roche émiettée par l’érosion avec le temps et transporté par un cours d’eau ou une rivière vers les mers et les océans. Il faut des milliers, voire des dizaines de milliers d’années pour former un seul grain de sable qui arrive en haute mer. Or, la construction de barrages sur les cours d’eau empêche le sable d’arriver à destination. Ce dernier reste bloqué. Il existe près de 85.000 barrages à travers le monde, et on estime qu’un quart des réserves de sable de la planète est bloqué par ces infrastructures destinées à retenir l’eau douce. L’autre problème est l’extraction de sable directement dans les rivières ou les fleuves. La moitié du sable censé nourrir les océans et, in fine, les plages du monde ne verra jamais la mer.

D’ici 2100, les plages que l’on connaît seront de l’histoire ancienne si on ne fait rien

Christian Buchet, directeur du Centre d’études de la mer de l’Institut catholique de Paris

«D’ici 2100, les plages que l’on connaît seront de l’histoire ancienne si on ne fait rien. Dans certains endroits, le pire est déjà là», s’alarme Christian Buchet. Les plages, qui agissent comme des barrières naturelles contre la force des vagues et l’érosion, seront également les victimes de l’élévation du niveau des océans. Le niveau des océans s’accroît aujourd’hui 2,5 fois plus vite qu’au XXe siècle où il avait pris 15 cm, et cette hausse va encore s’accélérer en raison de la fonte des glaces et de la dilatation des océans, selon le dernier rapport du Giec rendu public le 26 septembre dernier.

De timides alternatives

«Les rois du pétrole de demain sont ceux qui vont précisément trouver les produits de substitution au sable, niche par niche», explique Christian Buchet. Le chercheur appelle les extracteurs, les industriels et les scientifiques à se mobiliser pour relever ce défi majeur: «La question du sable est celle de l’homme qui scie la branche sur laquelle il est assis. L’Homme doit repenser son rapport à la nature car ce qui est bon pour la nature, l’est pour l’Homme. Si les industriels ne se soucient pas des écosystèmes littoraux, à un moment, ils peuvent en venir à menacer une protection naturelle de côte derrière laquelle il y a leurs propres installations».

Des solutions émergent à travers le monde: l’utilisation de pailles, de bambous, de bois, de matériaux recyclés ou d’algues. Il existe également le béton cellulaire, qui ne demande pas de granulats mais des produits recyclés. Le problème reste, selon Éric Chaumillon, qu’on continue de construire avec du béton armé «parce que c’est notre modèle économique depuis des décennies et qu’on ne veut pas changer». De plus, il reste moins cher d’exploiter le sable dans la nature que de recycler du béton. Une autre alternative réside dans l’utilisation du verre recyclé. Le verre, créé à base de sable, est broyé pour pouvoir être recyclé. Le «sable de verre» est ensuite réutilisé pour faire du béton ou du verre. Ce procédé, encore à l’étude, réduirait les émissions de CO2 de 18%. À San Francisco, il existe ainsi une «plage de verre» (Glass Beach) qui était un dépotoir où s’entassait de nombreuses bouteilles. Le verre a été poli par les vagues au fil des années, et est devenu du sable. Le sable, transformé en verre, est ainsi revenu à son état originel. Toutefois, cette solution «n’est pas tenable à une échelle industrielle», note le chercheur Éric Chaumillon. Ce dernier prône davantage «les produits recyclés, les aménagements verts» et appelle à «limiter l’hyperproduction». En Chine, par exemple, 85 millions de logements sont inoccupés, mais l’industrie de la construction reste florissante.

Le chercheur, qui constate que les Hommes sont devenus de véritables «agents géologiques» en ce qu’ils sont capables de modifier les paysages, comme des volcans ou des séismes, se veut pourtant optimiste. «Le constat est alarmant mais si nous faisons marcher notre cerveau, et s’il existe une volonté politique et économique, nous pouvons trouver des solutions», argue-t-il. Le temps presse.


Enquête au coeur d’un business complexe et lourd de conséquences environnementales. Matière première la plus utilisée au monde après l’eau, le sable est partout : dans les déserts, les mers et les rivières. Pourtant, on en manque de plus en plus. Avec des gros plans sur le Cap-Vert, Singapour, le Vietnam, l’Inde ou la Bretagne, « Le Dessous des cartes » fait le tour d’une problématique aux multiples enjeux : économiques, écologiques, géopolitiques et même criminels.

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