De mon temps tout le monde chantait […]. Dans la plupart des corps de métiers on chantait. Aujourd’hui on renâcle.
[..] On ne gagnait rien ; on ne dépensait rien ; et tout le monde vivait. Il n’y avait pas cet étranglement économique d’aujourd’hui, cette strangulation scientifique, froide, rectangulaire, régulière, propre, nette, sans une bavure, implacable, sage, commune, constante […].
[…] On ne pensait qu’à travailler. […] Travailler était leur joie même, et la racine profonde de leur être. Et la raison de leur être. Il y avait un honneur incroyable du travail […] cette piété de l’ouvrage bien faite poussée, maintenue jusqu’à ses plus extrêmes exigences. J’ai vu toute mon enfance rempailler des chaises exactement du même esprit et du même cœur, et de la même main, que ce même peuple avait taillé ses cathédrales.
[…] Dans ce bel honneur de métier convergeaient tous les plus beaux, tous les plus nobles sentiments. Une dignité. Une fierté. Ne jamais rien demander à personne, disaient-ils. […] Un ouvrier de ce temps-là ne savait pas ce que c’est que quémander. C’est la bourgeoisie qui quémande.
[…] Tout était un rythme et un rite et une cérémonie depuis le petit lever. Tout était un événement ; sacré. Tout était une tradition, un enseignement, tout était légué, tout était la plus sainte habitude. Tout était une élévation, intérieure, et une prière, toute la journée, le sommeil et la veille, le travail et le peu de repos, le lit et la table, la soupe et le bœuf, la maison et le jardin, la porte et la rue, la cour et le pas de porte, et les assiettes sur la table.
Ils disaient en riant, et pour embêter les curés, que travailler c’est prier, et ils ne croyaient pas si bien dire. Tant leur travail était une prière. Et l’atelier était un oratoire.
Charles Péguy – L’Argent (1913)
