Fuis, mon ami, dans ta solitude !
[…] Ne sois pas jaloux des esprits impatients et absolus, ô amant, de la vérité. Jamais encore la vérité n’a été se pendre au bras des intransigeants.
[…] Ce qui se passe dans les fontaines profondes s’y passe avec lenteur : il faut qu’elles attendent longtemps pour savoir ce qui est tombé dans leur profondeur.
Tout ce qui est grand se passe loin de la place publique et de la gloire : loin de la place publique et de la gloire demeurèrent de tous temps les inventeurs de valeurs nouvelles.
Fuis, mon ami, fuis dans ta solitude : je te vois meurtri par des mouches venimeuses. Fuis là-haut où souffle un vent rude et fort !
Fuis dans ta solitude ! Tu as vécu trop près des petits et des pitoyables. Fuis devant leur vengeance invisible ! Ils ne veulent que se venger de toi.
N’élève plus le bras contre eux ! Ils sont innombrables et ce n’est pas ta destinée d’être un chasse-mouches.
[…] Ils bourdonnent autour de toi, même avec leurs louanges : importunités, voilà leurs louanges. Ils veulent être près de ta peau et de ton sang.
Ils te flattent comme on flatte un dieu ou un diable ; ils pleurnichent devant toi, comme un dieu ou un diable. Qu’importe ! Ce sont des flatteurs et des pleurards, rien de plus.
[..] Ils te punissent pour toutes tes vertus. Ils ne te pardonnent du fond du cœur que tes fautes.
[…] Oui, mon ami, tu es la mauvaise conscience de tes prochains : car ils ne sont pas dignes de toi. C’est pourquoi ils te haïssent et voudraient te sucer le sang.
Tes prochains seront toujours des mouches venimeuses ; ce qui est grand en toi — ceci même doit les rendre plus venimeux et toujours plus semblables à des mouches.
Fuis, mon ami, fuis dans ta solitude, là-haut où souffle un vent rude et fort. Ce n’est pas ta destinée d’être un chasse-mouches.
Friedrich Nietzsche – Ainsi parlait Zarathoustra (1883)
