Les idées de mon ami peuvent être résumées en quelques mots. Il n’admettait que quatre principes, ou, plus strictement, quatre conditions élémentaires de félicité.
Celle qu’il considérait comme la principale était (chose étrange à dire !) la simple condition, purement physique, du libre exercice en plein air. […] La seconde condition était l’amour de la femme. La troisième, la plus difficile à réaliser, était le mépris de toute ambition. La quatrième était l’objet d’une poursuite incessante ; et il affirmait que, les autres choses étant égales, l’étendue du bonheur auquel on peut atteindre était en proportion de la spiritualité de ce quatrième objet.
[..] C’était un poète dans le sens le plus noble et le plus large. […] C’est ce qui fut cause qu’il ne devint ni musicien ni poète, — si nous employons ce dernier mot dans son acception journalière. Peut-être aussi avait-il négligé de devenir l’un ou l’autre, simplement en conséquence de son idée favorite, à savoir que c’est dans le mépris de l’ambition que doit se trouver l’un des principes essentiels du bonheur sur la terre.
Est-il vraiment impossible de concevoir que, si un génie d’un ordre élevé doit être nécessairement ambitieux, il y a une espèce de génie plus élevé encore qui est au-dessus de ce qu’on appelle ambition ?
[…] Ce fut en consacrant son énorme fortune à l’incorporation d’une telle vision, — ce fut dans le libre exercice physique en plein air, nécessité par la surveillance personnelle de ses plans ; — ce fut dans l’objet permanent vers lequel tendaient tous ces plans, — dans la haute spiritualité de cet objet, — dans ce mépris de toute ambition, qu’il tira d’une ambition plus éthérée, — dans les sources perpétuelles que ce but ouvrait à sa soif de beauté, cette passion dominante de son âme, qui n’en restait pas moins insatiable ; — ce fut, par-dessus tout, dans la sympathie, vraiment féminine, d’une femme, dont la beauté et l’amour enveloppaient son existence d’une atmosphère empourprée de paradis, qu’Ellison crut pouvoir trouver et trouva réellement l’affranchissement des soucis ordinaires de l’humanité, ainsi qu’une somme de bonheur positif bien supérieure à tout ce qui a pu rayonner dans les entraînantes songeries de madame de Staël.
Edgar Allan Poe – Le Domaine d’Arnheim (1847)
