L’évolution contemporaine de l’islam dans les territoires du Maghreb et du Moyen-Orient nous a conduit à développer une lecture parfois binaire où l’opposition sunnisme-chiisme tient une place de première importance dans l’explication des conflits en cours. Il faut dire que le sunnisme et le chiisme sont les deux écoles de l’islam ayant le plus profondément influencé la construction des identités religieuses chez les populations du Moyen-Orient moderne et contemporain.
Loin des oppositions sanglantes entre milices chiites et groupes salafistes radicaux comme actuellement en Syrie et en Irak, il existe pourtant une troisième école de l’islam longtemps restée en marge des projets de recherche scientifique, pour ne pas dire ignorée. Il s’agit du ḫāriğisme et de son unique branche existante actuellement, l’ibadisme.
Baptiste Enki
Paradoxalement, cette école juridique remonte aux tous débuts de l’islam, bien avant que l’on se mette à parler de sunnisme et de chiisme. Longtemps marginalisée, réprimée, le ḫāriğisme n’a pas connu l’essor politique qui fut celui du chiisme ismaélien, dont l’idéologie constitua la base du califat fatimide du Caire. Pourtant, des groupes de fidèles ḫāriğites ont bâti des pouvoirs qui furent à l’origine de la création ou du développement important de pôles urbains, l’exemple le plus connu et le plus communément cité étant celui de la cité de Tahart, en Algérie actuelle, qui fut la capitale de l’imamat rustumide entre 767 et 909.
Ces espaces des marges et ces groupes politiques dissidents sont, depuis quelques années, de nouveau au cœur de programmes de recherches importants et font l’objet de nouveaux travaux universitaires, tant en histoire médiévale qu’en histoire contemporaine. En témoigne le projet Maghribadite (CIHAM-UMR 5648, IUF, ANR, Fondation Max van Berchem), coordonné par Cyrille Aillet, chercheur au CIHAM-UMR 5648, maître de conférences en histoire médiévale à l’université Lumière Lyon-II et spécialiste national de ces communautés ibadites. Citons également la thèse récente d’Augustin Jomier : Un réformisme islamique dans l’Algérie coloniale : oulémas ibadites et société du Mzab (c. 1880-c. 1970), soutenue à l’Université du Maine. Les études sur l’ibadisme sont donc en plein essor, permettant de renouveler l’historiographie orientaliste, qui fut le fait de chercheurs ayant permis la connaissance et ayant proposé des traductions de textes issus de ces espaces des marges et décrivant précisément les modalités du fonctionnement politique des communautés ibadites. Nous pensons notamment à la traduction précieuse des Akhbar al-a’imma al-rustumiyyin, texte fameux d’ibn al-Saghir, traduit par A. de Motylinsky.
Ḫāriğisme et ibadisme : aux origines de la dissidence
Sortir de la cité impie – Le ḫāriğisme fut, dès l’origine du groupe, une dissidence, un schisme entre la umma – la communauté islamique originelle – et un ensemble de rebelles. En témoigne le mot même, ḫāriğisme, formé sur la racine trilittère du verbe arabe ḫ-r-ğ, qui signifie sortir. L’origine de cette séparation est à chercher du côté des confrontations politiques qui eurent lieu lors de l’assassinat du troisième calife rašīdūn, ‘Uṯmān (644-656), bien que la sortie des opposants prît rapidement une tournure religieuse. Revenir sur ces épisodes est en effet fondamental pour comprendre ensuite la nature de l’opposition entre pouvoir central et ḫāriğisme et pour saisir quelle fut la base idéologique qui précéda l’élaboration doctrinale du mouvement.
En 656 (1), après une longue période de tensions internes à la communauté islamique, le calife ‘Uṯmān est assassiné dans sa maison, à Médine. C’est à l’issue de cette crise autour de la personne du calife, qu’Hisham Djaït décrit comme une période de catharsis collective (2), qu’émerge une crise plus grande encore, autour de la succession politique à la tête de la communauté. Les habitants de Médine choisissent de prêter allégeance à ‘Alī dans l’urgence, traduisant bien l’inquiétude générale quant à un possible éclatement de la communauté. Mais cette allégeance ne satisfait pas l’ensemble des membres de la umma et notamment les soutiens de ‘Uṯmān, rassemblés autour du cousin de ce dernier, Mu‘āwiya, alors en poste comme gouverneur à Damas. Mu‘āwiya accuse notamment ‘Alī de soutenir et d’avoir récupéré dans ses rangs les assassins de son cousin. Il réclame donc justice et vengeance, prend la tête de la contestation aux côtés de ‘Aïcha, la fille d’Abū Bakr al-Ṣiddīq, le premier calife rašīdūn, préfigurant ainsi la lutte à venir pour le pouvoir et le titre de calife.
La confrontation intervient à Ṣiffīn, sur les rives de l’Euphrate, en juillet 657. Face au risque imminent de scission définitive au sein de la communauté, les combattants des deux camps sont réticents à engager un combat qui ne peut et ne doit mener qu’à une destruction totale d’une des deux armées. Jouant sur ce risque, Mu‘āwiya ordonne alors de brandir des Corans au bout des lances afin de réclamer un arbitrage humain. L’épisode est particulièrement célèbre car il sauve les armées de Mu‘āwiya en passe d’être défaites et répand la discorde chez les partisans de ‘Ali.
En effet, ‘Ali tergiverse et finit par accepter l’arbitrage humain, ce que refuse un groupe de combattants parmi son armée. Ce sont les qurra’, les premiers hommes à avoir appris le texte coranique par cœur. Ces derniers considèrent impossible de sceller le sort d’une bataille par l’arbitrage humain : la ḥukma illā lillāh ; il n’y a pas d’arbitrage en dehors de celui de Dieu. Ces premiers dissidents décident donc de quitter (ḫarāğa) le groupe des partisans de ‘Ali et de s’installer à Ḥarūrā’, dans un processus d’éloignement volontaire (i’tizāl), comparé à la « sortie de la cité impie » du Prophète lors de son émigration (hiğra) à Yathrib.
Les ḫāriğites sont désormais considérés comme hors de la communauté et constituent une nouvelle menace pour ‘Ali. D’autant que ces derniers développent une doctrine religieuse jusqu’auboutiste, sur laquelle nous reviendrons dans notre dernière partie. Installés désormais à Nahrawān, non loin de l’actuelle Bagdad, les groupes rebelles développent une identité fondée sur l’épisode de Ṣiffīn. ‘Ali, quant à lui, est dépassé et son autorité désormais porte uniquement sur des brides de territoires de l’actuel Irak. Il enclenche pourtant, en 659, une terrible répression contre les ḫāriğites et anéantis leurs implantations à Nahrawān. Il ne parvient cependant pas à détruire l’idéologie, désormais portée par un culte des martyrs que la bataille de Nahrawān n’a fait que renforcer. En 661, c’est un ḫāriğite qui lui assène les coups de poignard qui lui seront fatals.
L’ibadisme et le développement croissant d’une branche du ḫāriğisme – Il est impossible de revenir en détail sur l’intégralité de l’histoire médiévale du ḫāriğisme tout comme il est impossible de détailler précisément les schismes survenus au sein de cette troisième branche de l’islam. Pour un résumé synthétique, nous renvoyons à l’article de Simon Fauret, « Le khâridjisme, l’autre branche de l’islam » (3).
Nous avons choisi de nous attarder plus spécifiquement sur la question de l’ibadisme, car de tous les mouvements politiques issus du ḫāriğisme, ce fut celui qui connut les réussites politiques les plus marquantes.
En accord avec la tradition relayée par Abū Miḫnaf au milieu du VIIIe siècle, l’ibadisme apparu en 684 et constitua en fait un schisme au sein de la communauté ḫāriğite. ‘Abd Allāh ibn Ibāḍ était alors en conflit avec la doctrine de la secte eu égard à l’attitude que devaient avoir les ḫāriğites vis-à-vis des autres croyants (ahl al-tawḥid). Pourtant, dans son article sur le groupe, « al-ibāḍiyya » (4) dans l’Encyclopédie de l’islam, T. Lewicki estime que la fondation de l’ibadisme est plus ancienne et aussi plus complexe. Selon lui, l’ibadisme est à rapprocher d’une autre secte ḫāriğite modérée, le groupe al-sufriyya, créé au milieu du VIIe siècle dans la ville irakienne de Baṣra par Abū Bilāl Mirdās b. Udayya al-Tamīmī. Dans son Kitāb al-Siyar, al-Šammāḫī cite cet éminent savant comme étant l’un des précurseurs des Ibādiyya. Cette hypothèse semble plausible dans la mesure où plusieurs futurs savants ibadites connus gravitèrent dans l’entourage d’ibn Udayya al-Tamīmī, ce dernier prêchant un discours très proche de celui qui sera le discours ibadite lors du développement du groupe.
C’est consécutivement à la mort d’al-Tamīmī, en 680, suite à une révolte que ‘Abd Allāh b. Ibāḍ devint le leader des ḫāriğites modérés et acta une séparation plus nette d’avec les ḫāriğites extrémistes.
Le chef de file du nouveau groupe est peu connu mais les sources nous livrent néanmoins quelques informations sur sa titulature : imām ahl al-taḥqīq, imām al-Muslimīn ou encore imām al-qawm (5). Installé à Baṣra, le gouvernement ibadite prend le nom de ǧamā‘at al-muslimīm (6).
À l’accession au pouvoir d’ibn Ibāḍ, les ibadites entrent dans une phase de secret (kitmān), de clandestinité qui ne facilite pas notre connaissance de l’évolution de la secte. C’est ensuite Abū al-Ša‘ṯā’ Ğābir b. Zayd al-Azdī qui devient le principal docteur de la secte ibadite et succède à ibn Ibāḍ. Ce personnage est mieux connu : origine de Oman, ce fut, semble-t-il, un personnage de première importance pour les débuts de l’ibadisme. Il est à l’origine d’un recueil de traditions nommé Dīwān, qui traduit sa maitrise de la science des traditions et qui figurait même, au IXe siècle, dans la bibliothèque des califes abbassides de Bagdad. Il enseigna également puisque de nombreux traditionnistes furent ses élèves.
Comme le rappelle T. Lewicki, il poursuivit l’œuvre de son prédécesseur notamment dans son effort de rupture avec l’extrémisme ḫāriğite sufrite. En alimentant les polémiques relatives au dogme ḫāriğite, il fut l’un des principaux artisans de la fixation de la doctrine ibadite.
Son activité politique est elle aussi passionnante. Alors que le ḫāriğisme était considéré comme un islam dissident, Ğābir b. Zayd al-Azdī parvint à entretenir des relations cordiales avec les califes omeyyades, ce qui limita la marginalisation et l’isolement des ibadites. Dans les récits d’al-Šammāḫī, le chef de la secte est même présenté comme proche du redoutable gouverneur d’Irak, al-Ḥağğāğ, bien connu pour ses faits d’armes au service des califes de Damas.
L’ibadisme est donc une fondation religieuse singulière dérivée d’une branche extrémiste des débuts de l’islam. Si, pour des raisons évidentes de clarté, nous avons présenté le mouvement comme évoluant uni à partir de sa séparation d’avec les sufrites, C. Aillet nous rappelle pourtant que l’ibadisme est à l’origine d’une nébuleuse de mouvements actifs aux premiers siècles de l’islam, dérivant du tronc commun de la muḥakkima (le groupe ayant refusé l’arbitrage) (7). À l’origine du premier schisme au sein de la communauté musulmane initiale, le ḫāriğisme et donc l’ibadisme ont souvent souffert de l’image renvoyée par l’historiographie sunnite des siècles abbassides, ayant fait du mouvement un ensemble monolithique et ne retenant guère autre chose que son aspiration incessante à la sécession (ḫurūǧ). Les savants au service des califes de Bagdad n’ont cessé d’assimiler les pratiques socio-politiques de ces mouvements déviants aux principes de la ğāhilīyya (8), permettant ainsi de renforcer le dogme sunnite et de fournir un contre-modèle politique au califat, présenté comme l’unique régime politique islamique viable et comme l’incarnation du modèle politique de l’islam des origines par excellence.
Notes :
(1) Tous les éléments qui suivent et qui font l’objet d’une narration historique sont issus de la tradition islamique sunnite et ont été transmis par les chroniqueurs des VIIIe et IXe siècles. Ils constituent le canon historique actuel, adopté par les historiens, sans que l’intégralité de ces faits puissent être avérés scientifiquement.
(2) H. Djaït, La Grande Discorde, p.185.
(3) Paru sur Les Clés du Moyen-Orient, le 10 juin 2015 [http://www.lesclesdumoyenorient.com/Le-kharidjisme-l-autre-branche-de.html].
(4) T. Lewicki, « al-ibāḍiyya », EI².
(5) Voir T. Lewicki, « al-ibāḍiyya », EI².
(6) Voir, V. Prévost, Les Ibadites, de Djerba à Oman, chapitre 1.
(7) C. Aillet, « L’ibadisme, une minorité au cœur de l’islam », p.2.
(8) Est ainsi nommé la période antéislamique, présenté encore de nos jours par les islamistes comme la période de l’ignorance et de l’anarchie. Le mot dérive de la racine trilittère arabe ğ-h-l, dont le sens est justement ignorance.
Développements géographiques et contestations du pouvoir central
Malgré son isolement vis-à-vis des pouvoirs centraux, l’ibadisme et les communautés ḫāriğites sont toutefois parvenus, au moins jusqu’au XIe siècle, à fonder des régimes politiques gravitant souvent autour d’une ville ou d’un espace géographique donné. Nous prendrons deux exemples, sûrement les plus célèbres : la fondation d’un imamat ibadite à Oman et l’installation d’un pouvoir ḫāriğite à Tahart, en Algérie actuelle.
L’ibadisme s’enracinent tôt au sud de la péninsule arabique, dans l’actuel sultanat d’Oman (1). On sait que les habitants de cet espace furent de fervents admirateurs de Abū Bilāl dès le VIIe siècle et se convertirent au VIIIe siècle mais subirent la répression d’al-Ḥağğāğ. C’est dans sa lutte contre le ḫāriğisme extrémiste implanté à Baṣra qu’al-Ḥağğāğ va paradoxalement et inconsciemment encourager l’ibadisme à Oman : le chef militaire exile en effet systématiquement les leaders de la secte installés en Irak dans les périphéries du pouvoir omeyyade, à savoir à Oman. L’arrivée de prédicateurs renforce l’implantation de la doctrine parmi les populations et donne à leur foi un caractère incontestablement ibadite.
Malgré la répression, l’ibadisme ne fut jamais complètement éliminé de l’actuel Oman puisqu’en 750, al-Ğulandā b. Mas‘ūd est élu premier imam de l’imamat ibadite de Oman. Malgré la reconquête abbasside deux ans plus tard et une période de clandestinité d’une quarantaine d’année, les ibadites de la région maintiennent les structures politiques établies. En effet, à partir du VIIIe siècle s’engage en Oman une prédication et un véritable dynamisme du ḫāriğisme ibadite, probablement sous l’influence de ḥamalat al-‘ilm (les porteurs de science) missionnés par Abū ‘Ubayda.
Après la déroute face aux armées abbassides, de nouveau via des porteurs de science désormais missionnés par le successeur d’Abū ‘Ubayda, al-Rabī‘ b. Ḥabīb, les communautés ibadites parvinrent à se relever. En 793, Muḥammad b. ‘Affān est proclamé nouvel imam de Oman, témoignant d’un dynamisme nouveau de l’ibadisme en Oman. Ainsi, sous son successeur, al-Wāriṯ b. Ka‘b al-Ḫarūsī (r.795-808), les docteurs ibadites de Baṣra, tenant compte du développement d’un imamat ḫāriğite en Oman décidèrent de déplacer le centre spirituel de l’ibadisme dans les marges de l’empire abbasside.
En 893, Oman est reconquis par les armées de Bagdad et passe donc sous le contrôle des califes abbassides. Pourtant, cette dépendance supposée vis-à-vis du califat d’Orient ne fut que factice et superficielle. L’imamat continua d’exister malgré la supposée domination abbasside. T. Lewicki (2) estime qu’à Oman, les ibadites furent répartis géographiquement d’une manière très précise. Selon les sources omanaises, les communautés se trouvaient majoritairement dans les districts d’al-Bātina et dans la périphérie de Rusāq.
En Afrique du Nord, l’ibadisme connu également plusieurs épisodes de réussites notables et les communautés implantées en Ifrīqīyya jouèrent même un rôle de premier plan pour l’ibadisme. Au début VIIIe siècle, Kairouan, ville de l’actuelle Tunisie accueille deux missionnaires orientaux, nommés Salāma b. Sa‘īd et ‘Ikrima. Ils portent tous deux un message fondé sur la religion et les injustices dont seraient victimes les Berbères vis-à-vis des Arabes. Ils estiment qu’un bon gouvernement doit porter au pouvoir le meilleur parmi la communauté des croyants concernée. Nous retrouvons là l’un des points phares du discours politique ḫāriğite et ibadite ; nous y reviendrons. Le message semble rencontrer un succès certain puisque les sources attestent de la formation d’un groupement ibadite important moins d’une vingtaine d’années après leur passage. Sous le commandement de deux chefs ibadites, ‘Abd al-Ğabbār b. Qays al-Murādī et al-Ḥāriṯ b. Talid al-Ḥaḍramī, s’appuyant sur la tribu des Hawwāra, la région de la Tripolitaine actuelle tombe sous la domination ibadite.
Peu après l’arrivée des Abbassides au pouvoir, le pouvoir ibadite de Tripolitaine s’écroula mais, à l’image de l’imamat ḫāriğite de Oman, la population demeura fidèle aux idées ibadites. Les sources citent d’ailleurs bon nombre de personnages originaires de la région qui firent un voyage à Baṣra ou en Oman pour développer leur connaissance de la doctrine ibadite. Cette circulation Occident-Orient / Orient-Occident est à voir comme au fondement du dynamisme du ḫāriğisme au Maghreb, puisque ces personnages, une fois instruits, revenaient prêcher et enseigner le dogme aux populations maghrébines. Parmi eux, trois personnes attirent l’attention : Abū Dāwūd al-Qibillī, originaire du sud de la Tunisie, Ismā‘īl b. Darrār al-Ġadāmisī et ‘Āsim al-Sadrātī. Avec un Persan du nom de ‘Abd al-Raḥmān b. Rustum, ils furent porteurs de science pour Abū ‘Ubayda. Ce dernier les chargea alors de former un imamat en Tripolitaine, une mission remplie par les missionnaires, qui fondent, en 757, un pouvoir ḫāriğite. En 758, Kairouan fut choisie comme capitale. En 761, une armée abbasside mit fin à l’expérience politique ibadite en Tripolitaine en prenant possession de Kairouan et en écrasant les troupes ḫāriğites à Tāwarġā.
‘Abd al-Raḥmān b. Rustum prit la fuite et s’installa au Maghreb central, à Tahart en Algérie actuelle. Les sources ne sont pas nombreuses concernant son règne, mais toutefois, il semble avoir eu une certaine aura sur les territoires sous sa coupe, puisque plusieurs tribus berbères se rallièrent bientôt à son imamat ; par elles, les Lawāta et les Nafzāwa. Sous les deux successeurs d’ibn Rustum, ‘Abd al-Wahhāb b. ‘Abd al-Raḥmān et al-Aflaḥ b. ‘Abd al-Wahhāb, l’ibadisme maghrébin atteint son apogée et dominait, selon la chronique d’ibn al-Ṣaġīr, l’espace compris entre Tlemcen et Tripoli.
À partir de 839, le territoire contrôlé par les Rustumides fut tronqué par l’avancée d’une autre puissance voisine : la dynastie aġlabide. Bientôt, ces derniers prirent l’ascendant et écrasèrent les tribus soutenant les Rustumides et assurant leur domination en Tunisie du sud. Le rapport de force s’inversa.
L’imamat de Tahart fut ensuite considérablement affaibli par des schismes politiques sur lesquels nous ne pouvons nous attarder. En 896, l’armée aġlabide cassa définitivement l’influence ibadite en Tripolitaine, lorsqu’à la bataille de Mānū, elle écrasa la tribu berbère des Nafūsa qui était alors le principal soutien des Rustumides. En déliquescence, l’imamat de Tahart chuta en 909 face à l’armée d’Abū ‘Abd Allāh al-Ši‘ī, qui allait fonder quelques années plus tard le royaume fatimide.
Avec la chute de l’imamat ibadite à Tahart, l’ibadisme se morcèle en plusieurs entités connectées, en particulier dans la région actuelle du Djérid, et ce entre le Xe et le XIe siècle. Au XIe siècle, Abū ‘Abd Allāh Muḥammad ibn Bakr fonde l’institution de la ḥalqa, une assemblée de savants (oulémas ou ‘azzāba) destinée à prendre en charge la vie morale, religieuse et juridique des communautés ibadites (3).
La chute de l’imamat de Tahart modifie également les structures politiques de l’ibadisme maghrébin. Quatre stades sont établis pour définir la nature de l’imamat :
• Ẓuhūr : la gloire de la manifestation, se traduisant par la création et l’existence avérée de l’État. L’imam proclamé publiquement est dit imam al-bay‘a et est élu par un conseil de cheikhs.
• Difā‘, la crise, obligeant les communautés de l’État à adopter une position défensive. L’imam est élu secrètement et ne possède que des pouvoirs militaires.
• Širā’, l’état de sacrifice, décrété dès lors que 40 fidèles sont prêts à conduire une révolte.
• Kitmān, l’état de clandestinité lorsque les communautés font face à un pouvoir adverse trop coercitif pour que ces groupes de fidèles puissent élire un imam. Dans ce cas, un homme influent et consensuel est choisi par tous pour aider les savants, les cheikhs dans leur tâche de promotion du bien et d’interdiction du mal. V. Prévost (4) estime que cet état est proche de la fameuse dissimulation (taqīya).
Ce morcellement des communautés entraine, le plus souvent, l’abandon de l’élection d’un imam, désormais jugé inutile étant donné l’absence d’État.
Les États ibadites ont donc réussi à composer avec les populations locales pour bâtir des entités politiques assez développées pour avoir influencé durablement l’histoire des territoires. Toutefois, comme les deux exemples que nous avons donnés l’illustrent, ces communautés se sont implantées dans des espaces en marge des pouvoirs principaux dominants, que ce soit en Orient ou en Occident.
En Orient, Oman fut toujours un territoire que les pouvoirs musulmans eurent des difficultés à contrôler dans la durée. Nous l’avons vu, malgré les incursions et les victoires épisodiques abbassides, l’imamat ibadite se maintint et ne fut subordonné aux califes bagdadiens que superficiellement. Au Maghreb, la configuration est somme toute la même. Avec l’extension de l’empire islamique, les souverains orientaux perdirent la mainmise sur ces territoires lointains qui se rapprochèrent des pouvoirs émergeants en Espagne notamment. Mais la composante berbère, particulièrement instable, rendit le contrôle total de ces territoires par les nouveaux maîtres de l’Occident islamique impossible.
Doctrine et symbolique du pouvoir
Idéologie de la rupture proto-ḫāriğite et construction d’une doctrine ibadite – Comme le rappelle Hisham Djaït, la nature même du mouvement ḫāriğite repose sur son intransigeance (5). L’historien voit dans sa protestation contre l’arbitrage humain proposé par Mu‘āwiya et accepté par ‘Alī un mouvement imprégné de religion luttant contre une sécularisation du pouvoir, ce dernier ne devant appartenir qu’à Dieu : la ḥukma illā lillāh.
Alors que, lors de ce qui fut la première opposition entre deux grandes armées musulmanes, ‘Alī opte pour un discours de leader politique espérant préserver l’intégrité de la communauté, les ḫāriğites n’espèrent une solution que divine et lui objectent des arguments religieux intenables. Cette idéologie de la rupture se traduit ensuite par la mise en place d’actions ultra-violentes menées au nom du takfir contre les infidèles et par des assassinats (isti‘rāḍ).
Alors que le discours du proto-ḫāriğisme et certaines sectes du mouvement se caractérisent justement par cette violence extrémiste religieuse, l’ibadisme se caractérise justement par la rupture vis-à-vis de cette violence inconditionnée destinée à frapper tous les musulmans n’entrant pas dans le cadre du discours ḫāriğite. En effet, les sufrites et les ibadites refusèrent la thèse azraqite selon laquelle les musulmans non-ḫāriğite ne sont autre que des mécréants polythéistes. Refuser cette affirmation revient ainsi à nier la nécessité du meurtre religieux (isti‘rāḍ).
Nous l’avons vu plus haut, la rupture est assez rapide, ce qui entraine la construction d’une idéologie et d’un discours ibadites propres au mouvement. Tout comme les sunnites, les ibadites établissent comme source de la religion le texte coranique et le texte de la sunna du prophète. Ils revendiquent en revanche un corpus de ḥadīṯ qui leur est propre, qui serait le fait d’al-Rabī‘ b. Ḥabīb et qui comprendrait 1 005 ḥadīṯ. L’exégèse du texte coranique est également différente de celle des sunnites et l’ouvrage de référence est le Tafsīr kitāb Allāh al-‘azīz, daté de la seconde moitié du IXe siècle.
La doctrine ibadite est également fondée sur l’injonction suivante : al-amr bi-l-ma’rūf wa-l-nahy ‘an al-munkar, à savoir ordonner le bien et interdire le mal. V. Prévost rappelle que cette formule qui semble être du sens commun révèle la nécessité d’une implication de tous les membres de la communauté dans la vie et les affaires publiques. Ainsi, les savants se doivent d’agir par la langue, les dirigeants par la main et le peuple par le cœur (6).
À noter également que I. Goldziher a révélé la grande proximité des thèses ibadites et mu‘tazilites. S’il semble très probable que des éléments mu‘tazilites soient venus intégrer les théories ibadites, le manque de sources nous empêche de considérer plus clairement le processus historique qui a conduit à de tels rapprochements.
Symbolique du pouvoir chez les ibadites – Malgré l’érection du mouvement ibadite en contre-modèle par l’historiographie califale moyen-orientale, la fondation et le développement des imamats ibadites, lorsque l’on possède assez de sources pour les documenter, sont d’un immense intérêt.
En édifiant un régime politique alternatif fondé sur le consensus de la communauté lors de l’élection de l’imam et en réutilisant une symbolique de la pauvreté, de la simplicité et de l’ascétisme souvent proche de celle des premiers califes de l’islam, les ibadites furent à l’origine de curieux mouvements politiques.
Cette construction d’un imaginaire du bon gouvernement a été étudiée dans le cas de l’imamat rustumide de Tahart par Cyrille Aillet. Nous nous appuyons donc ici sur deux de ses articles (7).
Ainsi, dans les récits ibadites qui sont faits de la fondation de la cité de Tahart, en Algérie actuelle, l’imam s’éclipse derrière la communauté, seule à décider de l’emplacement de la future capitale de l’imamat. « De concert, ils décidèrent de bâtir une ville qui serve de siège à leur émirat. Ils prirent alors la décision de construire Tāhart au pied du Ǧabal Kazūl, qui surmonte les hauts plateaux de Mindās. Ils en fixèrent l’emplacement sur les rives de l’oued Mīna, à proximité duquel, plus au sud, se trouvent des sources (8) ». L’utilisation du ils renforce la collégialité de la décision et propose un récit de fondation où le chef de la communauté est associé à la geste de la communauté, tout aussi, voire plus importante que celle du chef.
L’imam est également l’homme élu, loin des ambitieux hommes de pouvoir, il est systématiquement présenté comme dépourvu d’ambitions et n’acceptant le titre d’imam que pour assurer à la communauté son existence, selon les règles de la secte. Ainsi, al-Rustum refuse, dans un premier temps, la charge que lui confie ses Compagnons. Une fois investi, ce dernier ne règne que par l’accord consensuel de la communauté rassemblée et son autorité doit surplomber les intérêts individuels de tout un chacun.
Vivant dans la simplicité, il privilégie un mode de vie ascétique, s’assurant, toujours selon les sources, de ne pas créer un gouffre, une distance irréversible entre lui, chef de la communauté, et ses sujets. La création d’une telle distance serait alors similaire à celle entre un roi (mulk) et ses sujets, la figure du roi étant particulièrement dépréciative en islam, souvent assimilée à la figure du tyran.
Proposant un modèle alternatif au régime politique du califat, les sources ibadites présentent le couple imam-cadi (homme de pouvoir et de justice) comme la source de l’harmonie, ces deux hommes étant supposés régner via le consensus et rendre la justice dans un parfait désintérêt des conflits d’intérêts et faire preuve d’une impartialité totale.
Conclusion
Survivance du ḫāriğisme extrémiste des tous débuts de l’islam, l’ibadisme a connu, jusqu’au XIe siècle, au moins au Maghreb, des réussites lorsque des groupements de fidèles sont parvenus à s’implanter dans des territoires et à y mettre en pratique des expériences politiques fondées sur la doctrine de l’imamat ibadite.
On a vu que les espaces où les ḫāriğites ibadites connurent les plus grandes réussites étaient les espaces des marges, loin des pouvoirs centraux : dans le Maghreb central, un territoire que les Abbassides de Bagdad renoncèrent assez vite à administrer et dont la composante rendit le contrôle particulièrement complexe ; à Oman, loin des grands pôles urbains du Šām, dans une région montagneuse d’exil pour les docteurs ibadites sous les Omeyyades.
Peu connu en raison de cette opposition classique chiite-sunnite qui domine les débats sur l’islam politique et contemporain, l’ibadisme a marqué l’histoire de la religion et de la civilisation islamique reprenant à son compte des idéaux qui furent ceux des sunnites lorsqu’ils mettaient en valeur la grande piété de ‘Umar et des idéaux de collégialité, plaçant la communauté au centre de tout, rappelant parfois la doctrine chiite zaydite.
Notes :
(1) Sur la question, voir la thèse d’Isam Ali Ahmed al-Rawas, Early Islamic Oman (ca – 622/280-893) : a political history, Durham University.
(2) T. Lewicki, « al-ibāḍiyya », EI².
(3) C. Aillet, « L’ibadisme, une minorité au cœur de l’islam », p.10.
(4) V. Prévost, Les Ibadites, de Djerba à Oman.
(5) H. Djaït, La Grande Discorde, p.340.
(6) V. Prévost, Les Ibadites, de Djerba à Oman, p.45.
(7) C. Aillet, « L’imagine du bon gouvernement et le façonnement d’une mémoire communautaire dans l’ibadisme maghrébin médiéval », in Apprendre, produire, se conduire : le modèle au Moyen Âge, XLVe Congrès de la SHMESP, Publications de la Sorbonne, Paris, 2015, pp.333-345 ; « Tâhart et les origines de l’imamat rustumide. Matrice orientale et ancrage local », Annales islamologiques, 45, 2011, pp.47-79.
(8) Ibn Ḫaldūn, Ta’rīḫ Ibn Ḫaldūn, éd. VI, p. 159-160, cité dans C. Aillet, « Tâhart et les origines de l’imamat rustumide », p.64.
Bibliographie et suggestions de lectures :
AILLET (C.), « Tâhart et les origines de l’imamat rustumide : matrice orientale et ancrage local », in A. Nef et M. Tillier (dir.), Le polycentrisme dans l’Islam médiéval. Les dynamiques régionales de l’innovation, dossier spécial des Annales islamologiques, 45, 2011, pp.47-78.
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— « L’image du bon gouvernement et le façonnement d’une mémoire communautaire dans l’ibadisme maghrébin médiéval », Apprendre, produire, se conduire. Le modèle au Moyen Âge, XLVe Congrès de la SHMESP, Nancy-Metz, 2014, Publications de la Sorbonne, Paris, 2015.
BIANQUIS (T.), DELUMEAU (J.), GUICHARD (P.), LEPELLEY (C.), TILLIER (M.) (dir.), Les débuts du monde musulmans, VIIème-Xe siècle, Presses Universitaires de France, Paris, 2012.
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